Dieu et le prétendu agnosticisme de Heidegger

par Laurent Henry

 

         Mais avant d’aborder le problème du bien et du mal et du péché originel dont Dieu fit d’un acte symbolique, un acte hérétique, je vais parler de Dieu : n’étant qu’éternité et l’éternité ne s’inscrivant pas dans la durée, il n’a pas pu être conçu et est donc l’incréé. Il existe donc mais n’a pas été créé, c’est lui-même qui nous a créé à sa propre image. Par ailleurs je ne partage pas l’athéisme de Sartre qui comme il aimait à le dire lui-même qu’« il n’y a pas de nature humaine parce qu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. » Mais il dénie toute historicité à l’existence humaine c’est pourquoi il lui aurait fallu dire : « il n’y a pas de nature humaine parce qu’il n’y a pas de Dieu pour l’avoir conçue » Ainsi si nous n’avons pas été créé, serions-nous des incréés, c’est-à-dire des dieux ? Explicitation aussi catégorique s’il en est car cela est bien sûr absurde ! Cependant établir une vérité éternelle, n’est-ce pas présupposer la connaissance avant même de l’avoir posée ? D’où l’ambiguïté sur l’hésitation entre la croyance et la non croyance de Dieu, en tant qu’indifférence qu’elle n’est pas. Ce qui voudrait dire d’une part que « l’absolu est inconnaissable pour l’esprit humain » en tant que cet absolu serait Dieu et donc Heidegger serait agnostique. Mais laissons parler Heidegger lorsqu’il s’exprime de la sorte dans la lettre sur l’humanisme : « La proposition : l’essence de l’homme repose sur l’être-au-monde ne décide pas non plus si, au sens théologico-métaphysique, l’homme n’est qu’un être de l’en-deçà ou s’il appartient à l’au-delà. C’est pourquoi la détermination existentiale de l’essence de l’homme ne décide en rien encore au sujet de l’ « existence de Dieu » ou de son « non-être », pas plus que de la possibilité ou de l’impossibilité des dieux. Il est donc non seulement hâtif, mais encore radicalement faux d’affirmer que l’interprétation de l’essence de l’homme à partir de la relation de cette essence à la vérité de l’Être soit un athéisme. Cette qualification arbitraire est d’ailleurs imputable à un manque d’attention dans la lecture. » On ne prend pas garde que dès 1929 il écrit : « L’interprétation ontologique de l’existence humaine comme être-au-monde ne se prononce ni positivement ni négativement sur la possibilité d’un être-pour-Dieu. Bien plutôt l’élucidation de la transcendance permet-elle pour la première fois un concept suffisant de l’existence humaine, – que j’ai tenté de mettre en lumière par celui de l’incréé – en regard duquel il devient désormais possible de se demander ce qu’il en est sur le plan ontologique du rapport de l’existence humaine à Dieu. » Puis il reprend : « Si maintenant, selon l’habitude, on aborde cette remarque avec étroitesse de vue, on déclarera : cette philosophie ne se prononce ni pour ni contre l’existence de Dieu ; elle reste cantonnée dans l’indifférence. La religion n’a donc point d’intérêt pour elle. Or un tel indifférentisme ne peut finir que dans le nihilisme. Mais le passage cité plus haut enseigne-t-il réellement l’indifférentisme ? Dans ce cas pourquoi certains mots déterminés, ceux-là seuls et non point n’importe lesquels sont imprimés en italique dans la note ? Uniquement pour indiquer que la pensée qui pense à partir de la question concernant la vérité de l’Être questionne plus originellement que ne peut le faire la métaphysique. Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’Être qu’on peut penser l’essence du sacré. » C’est pourquoi nous allons prolonger notre étude sur le rapport entre Heidegger et la métaphysique car pour lui elle est « l’oubli de l’être » dont il a essayé d’en réhabiliter les « réminiscences » en les ramenant à la conscience car la bonne foi n’est pas vaniteuse, comme nous l’observerons,  et de ce point de vue, d’autre part la métaphysique est vaine mais il s’est distingué par rapport à la métaphysique traditionnelle, en se la réappropriant de manière contiguë, c’est-à-dire en s’appuyant sur un langage « réactualisateur », formé de nombreux néologismes, ainsi que de nouvelles abstractions afin d’aménager ce qu’Heidegger aurait pu appeler « la victoire de la pensée sur la philosophie ». En outre nous ne pouvons pas ne pas penser. Nous pouvons suspendre notre jugement, notre réflexion, mais non pas notre « penser » c’est-à-dire l’acte de la pensée. Nous pouvons y ajouter de la réflexion, du jugement, de l’imagination, soit de la structure pour ainsi la renouveler et reconstruire ses fondements. Et c’est de cette réactualisation que la pensée tire son honorabilité. D’ailleurs Heidegger ne dit-il pas, par ailleurs, comme pour ouvrir la lettre sur l’humanisme que « Le langage est la maison de l’être. Dans son abri habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont les gardiens de cet abri. Leur garde est l’accomplissement de la révélabilité de l’Être, en tant que par leur dire, ils font accéder au langage cette révélabilité, et la conservent dans le langage. » Mais mon éthique humaniste (le titre de mon traité) est celle d’un philosophe-poète qui veut libérer l’humanité de la morale classique alors suppléée par un sociologisme appuyé sur une psychologie comportementale qui se préoccupe des bénéficiaires de ce que je mettrai en exergue comme relevant du bien commun, bien commun qui relève avant tout d’une équitable suffisance. Par ailleurs il est remarquable de noter à quel point nous renvoie l’essence de l’être dans son omniscience pour ne plus finir par révéler, à travers la vérité du statut de l’homme en tant qu’étant limitatif dans l’élucidation de la pensée, que l’effectivité de l’érudition en tant qu’aptitude à élaborer de nouveaux systèmes de pensée et tout cela dans l’incertitude d’une sociabilité éprouvée dans ses instincts primordiaux. Et c’est le langage d’une nature qui creuse en profondeur qui vient alors s’établir là où l’inspiration aspire à « devenir » dans l’intensification de l’expérience problématique d’un être qui désire être un penseur hétéroclite dans l’accomplissement de ses mérites.