Éduquer au développement ou développer l’éducation ?

 

Le cas de Platon

A. MAROUANI

 

L’omniprésence de l’éducation.

Si Platon n’a pas laissé un écrit réservé à la question de l’éducation, c’est parce que, d’un côté, aucun écrit, aussi volumineux qu’il serait, ne peut contenir tout ce que Platon veut dire à son propos, et d’un autre, tout ce qu’il a écrit est commandé de part en part par cette question. Ajoutons que l’absence d’un écrit réservé, de bout en bout, à cette question justifie, à notre sens, sa présence dans tous ses écrits, dans notre cas essentiellement les derniers, et traduit l’exposé platonicien qui ne s’arrête pas à une seule problématique. Celle de l’éducation est pratiquement présente par son absence, exactement comme le dialogue du philosophe qui n’est pas rédigé parce qu’il est retentissant dans tous les écrits de Platon. En fait l’œuvre platonicienne est dominée par une idée «d’ordre pédagogique »[1], qui est organiquement liée à l’éducation. Il a très tôt compris que celui qui a dans ses mains, comme dira pus tard Leibniz, l’éducation peut changer le monde. Et à ce titre «rien ne saurait donner une plus juste idée de l’éducation telle que Platon l’a conçue : elle peut tout, elle comprend tout dans sa République »[2]. Celle-ci n’est pas un libre choix ou une invention purement platonicienne mais elle est une nécessité et, en quelque sorte, une imitation.

Nécessité, l’éducation est la seule capable de mettre fin à l’égoïsme et à l’amour de soi, qui ont régné à Athènes. Imitation, l’éducation platonicienne est calquée sur le modèle de Sparte, avec certes, des réserves et des rajouts.

C’est dans les premiers dialogues que Platon a esquissé les grandes lignes d’une éducation, et qu’il s’est vu consacrer dans les tout derniers à lui définir ses moindres détails. A ce titre, il est l’un des tous premiers penseurs qui a jeté les fondements, déterminé les méthodes et prescrit les fins multiples de l’éducation. Il lui a donné plusieurs définitions qui se recoupent toutes, elles restent encore, pour la plupart, de grande fraîcheur.

Rien que dans les Lois, nous pouvons énumérer, dans un texte relativement court[3], cinq définitions de l’éducation. La première est d’un caractère purement finaliste. Platon lui attribue pour fin ultime la vertu, celle-ci se réalisera par différents moyens, entre autres les jeux. D’où elle est conçue selon son véritable caractère, c’est-à-dire, comme une formation par laquelle l’enfant, une fois devenu adulte, acquiert le savoir obéir et se fait justement obéir. Cette définition mène à la deuxième, qui prendra l’éducation pour un bien acquis. Ce bien se réalise pleinement dans la soumission des passions à la raison, disons mieux, dans une conjugaison intelligente des peines et des plaisirs. Laquelle conjugaison ne doit pas, au cours de l’âge, se relâcher. Ce principe établit explicitement un rapprochement entre l’éducation et la législation, car une bonne éducation doit prendre la forme d’une loi, c’est-à-dire avoir une validité absolue et à vie. Le respect d’un tel principe est ce qui donne à l’éducation sa troisième définition : apprendre à être civique et à respecter scrupuleusement les lois de la cité dont la vraie richesse n’est pas dans la fortune et les biens matériels de ses individus, mais elle est dans leur vertu. Cette dernière est entretenue par diverses actions dont les fêtes restent le moyen favori et efficace. En fait, lors de ces cérémonies, la musique, le chant adoucissent les mœurs, et uniformisent les réactions, ce qui évitera vraisemblablement à la cité les excès. Et même si certains penchent pour de tels excès, l’éducation doit intervenir pour corriger ces extrémistes, d’où la quatrième définition de l’éducation qui la rapproche beaucoup plus de ce qu’on appelle de nos jours rééducation que de l’éducation proprement dite. Dans cette tentative de correction, Platon donne un moyen très original : faire usage du vin pour re-former des hommes. Il compare d’ailleurs le vin au feu : de même que le feu rend malléable les métaux de même le vin donne à l’âme plus de mollesse. Lors de ces occasions les vieux, et d’une manière générale les sages, donneront, certes d’une manière indirecte, des leçons à ces consommateurs, à travers des mythes et des incantations. Ce qui modèle leur âme et les ramène au bercail. Ainsi l’éducation est considérée, dans sa cinquième définition, comme un modelage de l’âme. En bref, nous pouvons dire que l’éducation est la véritable base de l’ordre social : par elle, «chaque citoyen apprend à connaître, à aimer, à accomplir ses devoirs »[4].

Le plus important dans cette éducation est certainement sa fonction initiale. Celle-ci consiste dans la préparation de l’enfant à pouvoir gérer ses affections de la manière la plus raisonnée possible. On peut la considérer comme le moyen qui habilite le plus jeune à pouvoir trouver, malgré son âge, une réconciliation entre ses affections les plus opposées. Autrement dit, avant que l’enfant ne puisse penser correctement, il doit commencer par être bien éduqué, sinon il doit l’être le plus vite possible. A ce titre l’éducation devance la raison et la prépare. En terme moderne, nous pouvons dire que l’animal humain se distingue par le grand pouvoir qu’il détient à être éduqué et à s’harmoniser avec son milieu, avant qu’il ne devienne un être de raison. Il reste incontestablement l’animal le plus apte à suivre une éducation, qui diffère vraisemblablement du simple apprentissage. Cette différence est légitimée par le dévouement que l’enfant montre à l’égard de cette éducation ou encore au rejet raisonné qu’il peut en faire. Ajoutons que la fin de cette éducation, qui se confond parfois avec la raison, est non seulement le raisonnement dialectique mais aussi et surtout la dimension éthique[5] dans le comportement. Et c’est pourquoi il faut la considérer comme l’éclosion ini­tiale d’un mérite moral chez l’enfant. Ainsi celui-ci s’habitue, peu à peu, à ce que le plaisir et l’amour, la douleur et la haine viennent à exister au-dedans de son âme avec un juste objet, alors qu’il est encore incapable de s’en faire une conception réfléchie. Et grâce à ce mouvement croissant des bonnes habitudes, il finira par maîtriser ses affections et les gérer en vue de la vertu, car celle-ci reste la fin de toute éducation. En fait celle-ci n’est, en dernière analyse, que la formation et l’enracinement des justes habitudes chez l’humain. Grâce à quoi cet être parviendra, vu son intelligence qui se bâtit progressivement, à découvrir la valeur de cette éducation et lui accorde par conséquent toute l’attention nécessaire. Ce qui nous permet de dire que la première leçon de l’éducation et sa fin ultime sont éthiques. L’enfant commence par acquérir un mode de vie qui lui permet de chercher à chasser naturellement et rationnellement les peines pour ne conserver, s’il est possible, que des plaisirs. Toutefois cet enfant qui grandira par et avec l’éducation ne sera jamais un homme extrémiste, parce qu’il est en accord avec soi-même et qu’il n’est point hypocrite. C’est ce qui lui permet de vivre courageusement sa vie, en haïssant ce qu’il faut haïr et en chérissant ce qu’il faut chérir[6].

S’il est vrai que Platon a trouvé dans l’éducation le meilleur moyen pour former les hommes, il n’est pas moins vrai qu’elle était d’une importance énorme dans une Grèce malade d’elle-même. Au milieu d’une époque dure, où la cité s’entre-déchire, où l’arrivisme et la désinvolture des élites vont de pair avec la curiosité intellectuelle et l’esprit sophistique, l’éducation, avec Socrate puis Platon, est devenue, non une question pour privés, mais une question pour philosophes. Historiquement, l’une des fonctions essentielles de ceux-ci est celle de se préoccuper de l’éducation, d’être l’éducateur véritable, Socrate l’était tous les jours sur l’agora, Platon cherchera à l’être, entre autres, dans les derniers dialogues. Tous les deux ont posé la question de la mesure. Que convient-il d’entreprendre et, plus spécifiquement, que convient-il de prétendre enseigner ? Qu’est-ce que la formation d’un homme, pour un dessein à la fois singulier et pluriel ? La réponse socratique sera que «le cheval vaut mieux que le mors »[7], autrement dit, l’éducable vaut mieux que les moyens dont on le dote. Alors que Platon cherchera à promouvoir la naissance de l’homme équilibré. C’est pourquoi telle fin ne doit pas se suffire que de nobles paroles, mais elle doit chercher dans l’agir sa voie royale. A ce titre, l’éducation conférait à l’esprit un certain cachet de distinction, cela conférait à l’âme un certain goût de l’héroïsme, qui rendaient, au sens propre, l’homme plus essentiellement homme, c’est-à-dire plus détaché des futilités et par voie de conséquence plus humain. Autrement dit un être qui a conscience de ce qu’il est dans son essence même, et qui croit à la noblesse de son âme et à ses facultés. Cette croyance a toutefois besoin de l’appui de l’éducation pour s’enraciner encore plus dans les paroles et les actes des hommes, en un mot, dans leur conscience.

En réalité, telle fin n’implique pas seulement l’éducation, mais elle doit trouver le concours de la politique. Et c’est précisément en vue de cette fin politique que Platon, dans sa République, lorsqu’il dresse le programme du futur gouvernant, demande qu’il soit d’abord un homme pleinement homme, conscient par suite de toutes les possibilités de son intelligence et de son esprit, d’un mot «ami de la sagesse », philosophe. Ce sont ces mêmes qualités que Platon réclame au législateur des Lois. Ce dernier a pour mission la guérison des comportements, non par des exercices ou des médicaments comme il était le cas des corps et des âmes, mais par des valeurs qu’il cherche à défendre et à inculquer dans les habitudes des gens. A ce niveau, il faut distinguer entre l’éducation, en tant que formation, et la rééducation en tant que correction. La première est du devoir de tous, avec à leur tête le philosophe, la seconde relève des compétences des gardiens des lois. La première, même si elle commence très tôt, dès la naissance, voire avant, ne finira jamais avant la mort, elle est presque inconditionnelle. La seconde est limitée dans le temps, généralement régie par des traditions, des conditions et des lois. Mais quelles que soient les circonstances, ce n’est finalement que par l’éducation que l’âme peut devenir excellente ou perverse[8]. Pour réussir ce défi, Platon parie sur l’enfance pour préparer des hommes équilibrés et par voie de conséquence une cité juste et vertueuse.

 L’éducation de l’enfance.

Si de nos jours, il y a un accord quasi total pour dire que l’enfant est le père de l’homme, Platon avait déjà annoncé ce point, en accordant à l’éducation de cette tranche d’âge une importance sans égale. Car c’est à l’enfance qu’on apprend à devenir lâche ou courageux[9] et à suivre dans le domaine des pratiques le fil de la raison et de la loi, bien que celui-ci est d’ordinaire menacé par celui des plaisirs lequel est dur comme fer[10]. Cette éducation doit être consignée, en premier, dans les lois fondamentales de tout État. C’est pourquoi «le législateur ne doit pas permettre que l’éducation de l’enfance soit une préoccupation de second plan, pas davantage un à-côté de son œuvre, mais, comme… une nécessité primordiale que soit bien choisi, pour commencer, l’homme qui devra veiller sur l’enfance, dés lors celui qui, entre tous les citoyens de l’État, sera sous tous les rapports le meilleur, c’est à cet homme que, de tout son pouvoir, le législateur doit, après l’avoir institué, prescrire d’être celui qui veillera sur elle »[11]. Ainsi nous lisons le premier code du bon traitement de l’enfance par des spécialistes bien triés, projet que des instances internationales (UNICEF) évoquent vaillamment au début du siècle qui vient tout juste de se terminer. Car seul un bon traitement de l’enfance peut générer des adultes modérés et corrects. En fait «si nos jeunes gens sont bien élevés et deviennent des hommes raisonnables… Et une fois que notre cité aura bien pris son élan, elle ira s’agrandissant comme un cercle ; car une éducation et une instruction honnêtes, quand on les préserve de toute altération, créent de bons naturels, et d’autre part, d’honnêtes naturels ayant reçu cette éducation deviennent meilleurs que ceux qui les ont précédés, sous divers rapports »[12]. Platon accorde, dans son système des Lois, un respect sans égal de l’enfant, surtout à l’égard de celui qui a perdu ses parents. « Celui… qui aura causé du tort à un enfant privé de ses père et mère, celui-là devra réparer le préjudice dont il est l’auteur, au double de ce qu’il aurait payé pour une injustice envers l’enfant qui s’épanouit au milieu de ses parents »[13]. Il donne même à l’enfant le droit de fuir le foyer familial quand il n’y trouve pas affinité. Car il légitime que cet enfant soit adopté par quelqu’un pour vivre en être respecté et grandit dans un climat d’entente et de bonheur. Il donne droit aux enfants dans leur conflit de génération avec les parents. Puisque «il est naturel à la jeunesse que le caractère change et se transforme en toute occasion de la vie »[14], et l’enfant choisira l’habitation qui l’arrange le plus, pour y recevoir une éducation prometteuse.

Ainsi l’éducation est le moyen de l’ascension sociale à tous les âges et dans toutes les cultures. C’est grâce à elle que les parents sont, presque, sûrs de la réussite de leur progéniture, tout comme un roi en est sûr de l’avenir de sa royauté. Elle reste le garant de l’humanisme dans l’homme.

C’est dans les Lois[15] que Platon parle longuement de l’éducation des enfants dans les moindres détails. Il a d’ailleurs répertorié l’éducation à cette tranche (de la vie de l’homme) selon cinq facteurs : l’âge, le sexe, l’activité ou la matière que le petit doit suivre, le milieu de cette éducation et finalement la fin attendue de cette activité.

 

 

 L’enfant, ce citoyen prometteur !

L’enfance n’est en fait, pour Platon, que l’occasion de donner aux jeunes l’éducation qui leur permettra de se préparer convenablement au monde des adultes et de pouvoir, le moment venu, s’y insérer sans difficultés. En fait sans éducation, l’homme est comparé à celui qui est en dehors de tout chœur, tandis qu’il y a lieu de tenir celui qui a de l’éducation pour un homme qui a comme il convient fait partie d’un chœur[16]. A côté de cette possibilité d’insertion, Platon croit que l’éducation doit aussi initier le jeune aux valeurs du travail. C’est pourquoi il considère que le fait de beaucoup dormir n’est de sa nature en harmonie ni avec notre corps, ni avec notre âme, car l’homme quand il dort est vraisemblablement sans valeur aucune, et que celui d’entre nous qui, au plus haut point, «a souci de la vie et de la pensée est éveillé le plus longtemps qu’il peut, ne se gardant de sommeil que ce qui est utile pour la santé ; or ce n’est pas beaucoup, une fois que cela en est venu à être une habitude ! »[17]. Cet éveil autant que possible ne peut être paresseux mais il doit être productif. C’est ce qui permet aux futurs citoyens d’avoir le mérite pour honorer eux-mêmes et leur créateur et surtout de participer aux divers métiers dans la cité. Car pour devenir en quoi que ce soit un homme de mérite, on doit à ce dont il peut s’agir s’exercer dès l’enfance, aussi bien en s’amusant que d’une manière sérieuse, en chacun des actes qui sont du ressort de l’activité en cause[18]. A ce niveau Platon donne l’exemple d’un bon cultivateur ou d’un bon constructeur de maison qui, ce dernier s’amuse, encore enfant à faire des constructions, l’éducateur doit lui fournir des outils en miniatures semblables à ceux des spécialistes[19].

 Education et école.

L’enfant de bas âge ne grandit probablement qu’au sein de la famille ou dans un milieu toujours restreint, mais arrivé à un certain âge, ces frontières seront repoussées de plus en plus loin. D’où une préparation est nécessaire pour son accueil au sein de la société par le biais de l’école. Car à l’encontre «de tous les animaux sauvages, l’enfant est celui qu’il est le plus difficile de manier : autant est abondante chez lui, plus que chez tout autre animal, la source de la pensée, mais une source non encore équipée, autant il se montre fertile en machinations, âpre et d’une violence dont en aucun autre on ne trouve la pareille »[20]. Le meilleur moyen pour tirer profit des bonnes potentialités tout en corrigeant ou repoussant les mauvaises, n’est que l’école. C’est là que commence sérieusement l’éducation à la sociabilité et au civisme. Hélas ces fins ne sont pas remplies à Athènes !

Platon, qui s’est déplacé hors d’Athènes, a remarqué que le défaut est inhérent au régime éducatif athénien. A l’encontre de celle de Sparte, l’école grecque est «privée », c’est-à-dire indépendante vis-à-vis des choix et des orientations de l’État. Celle de Sparte est contrôlée et dirigée par l’État, qui a la mission de bien éduquer les enfants pour garantir la création de bons citoyens, loin de l’individualisme égoïste du cinquième siècle[21]. Objectif que Platon, en premier et par la suite Aristote, voulait copier, et qu’il développe longuement dans la République, sommairement dans le Timée et en détail dans les Lois[22].

Conscient des méfaits de la pédagogie de son temps, Platon nous donne la rechange. En résumant son point de vue l’Etranger d’Athènes nous dit que la meilleure manière de nourrir une éducation, c’est celle qui réussira le mieux à mener l’âme de l’enfant, tandis qu’il s’amuse, à l’amour de la profession où, devenu un homme, il devra exceller eu égard à ce qui est la vertu propre de cette profession[23]. Et c’est ce qui fait que l’école est considérée comme le lieu du savoir et de la préparation à la vie active. C’est en ce lieu et dans cette structure que l’étudiant puisera, normalement, le savoir et les bonnes règles de conduite. Nous disons normalement parce que Platon a renoncé à l’un des aspects de l’école athénienne, certes sous l’effet des sophistes, celui de faire d’elle le lieu d’apprentissage de la réussite sociale à tout prix. A cette époque les sophistes faisaient l’éloge des riches, ceux qui projettent l’acquisition d’un poste politique, et leur apprennent la rhétorique, dont ils se serviront, le moment venu, pour tromper le peuple. Cette rhétorique n’est en dernière analyse que le simulacre d’une partie de la politique[24] telle qu’elle se pratique à Athènes. Et c’est pourquoi tous deux, sophistes et politiciens, sont des flatteurs et des trompeurs, il n’y a entre eux aucune différence[25], malgré la différence de leur cible : les sophistes trompent les politiciens qui trompent à leur tour le peuple. Tous deux cherchent la réussite pratique et la fortune et ne se soucient aucunement de la morale. C’est pourquoi l’éducation, qui est à la base de cette politique, ne répond aucunement aux critères platoniciens qui voulaient établir un rapprochement organique entre l’éducation, la politique et la morale. Mais comme toute fondation éclairée commence toujours par une révision de l’acquis, Platon, en guise de critique des valeurs de l’éducation sophistique, nous dit dans les Lois que «la culture tendant à l’acquisition de la fortune ou, une culture qui tend à la vigueur corporelle ou, bien encore à quelque talent, indépendamment de toute intelligence et de toute justice, cette culture-là, dis-je, fût sans dignité ni liberté, complètement indigne d’être appelée éducation »[26]. En expert de l’enseignement, après de longues années d’Académie, Platon nous parle des sentiments qui doivent accompagner un enseignement réussi. Le premier de ces sentiments est l’amour que doit porter l’étudiant à l’enseignant et à ce qu’il professe. Cet amour ne peut en aucun cas avoir lieu entre le sophiste et son élève, tout simplement par ce que le second considère le premier comme un marchand et non comme un enseignant, comme un commerçant et jamais comme un moralisateur. Il le prend pour son serviteur et non pour son libérateur. Aucune complicité n’existe entre les deux, alors qu’elle doit de toute évidence exister entre l’élève et son enseignant. Il est vrai qu’entre ces deux parties l’entente reste bel et bien le premier garant de la bonne réussite. L’enseignant est-il, en dernier ressort, un éducateur, dont le modèle est certainement Socrate. Celui-ci a longuement et consciencieusement participé à la bonne éducation des Grecs, sans pour autant faire des remontrances aux autres[27], alors qu’il n’a cessé de les faire, ouvertement, à soi-même. Ces remontrances sont, en réalité, intelligemment et indirectement, adressées à autrui. Ainsi Socrate nous a donné une inoubliable leçon sur la modestie et la patience de quoi chaque enseignant doit s’équiper afin de donner du goût à l’étudiant pour poursuivre les traces d’un maître au-dessus des sentiments, et c’est pourquoi Socrate reste un modèle au-dessus de tout soupçon. Car «s’instruire comporte à sa suite cet élément de charme, qui est le plaisir d’apprendre, mais que la rectitude et l’utilité, ainsi que la bonne façon de s’instruire et la valeur de l’instruction, c’est la vérité qui en est la condition »[28]. Ces fins de l’éducation ne peuvent être réalisées qu’au sein du climat familial, social et politique, dans lequel l’individu vit honorablement. Ainsi l’éducateur peut, à tout temps, affronter les difficultés, agir contre ces difficultés, modifier l’état des choses et faire à ce que le méchant devienne bon. Il peut même combattre la nature, si celle-ci semble être faite incorrectement.

Notons à ce niveau que même en préconisant une nature humaine, Platon n’a pas pour autant fait de l’homme un être méchant par nature, et n’a pas inscrit une nature immuable, mais il a reconnu une certaine dialectique de cette nature. Elle est sous les effets de l’éducation. L’homme, cet être qui est fait d’une âme vertueuse et d’un corps désobéissant, peut devenir, grâce à la paideia et par le biais de sa constitution contradictoire, soit le plus équilibré soit le plus extrémiste. A ce titre, il suffit de nous rappeler la mission qui incombe au «grand maître de l’éducation nationale » qui est sé­lectionné «parmi les plus éminentes magistratures de l’État, celle-là est de beaucoup la magistrature la plus importante »[29], car il est comparable au jardinier de la pe­tite planète qui est la notre. Ce grand responsable veille à «bannir de l’enseignement tout ce qui pouvait sentir la gêne et la contrainte… un esprit li­bre ne doit rien apprendre en esclaves »[30]. Ainsi Platon trace les premières lettres de plusieurs chartes, entre autres celle du respect des mœurs de l’autre, sans pour autant distinguer les bonnes des mauvaises, et celle des droits de l’enfant à l’école, sans pour autant couper celle-ci de son milieu. En somme pour lui, «l’éducation véritable… ne consiste pas à verser la science dans l’âme comme si l’on versait la vision dans des yeux aveugles. C’est l’âme tout entière… qui doit se tourner elle-même vers la lumière pour… comprendre… »[31].

 Mœurs et éducation

S’il est habituel de distinguer, de nos jours avec plus ou moins de rigueur, les mœurs de l’éducation, chez les Grecs, pareille distinction n’était pas d’usage. Alors que Chez Platon, les deux domaines sont saisis aussi bien dans leur unité systématique que dans leur diversité, puisque l’éducation et les mœurs ont la même fin, c’est-à-dire la vertu. Et c’est ce qui a poussé Platon à juger, d’une part, les mœurs par rapport à la vertu, et, d’autre, part l’éducation par rapport à son intention et à son applicabilité, en se gardant de ne pas confondre l’une et l’autre, d’autant plus que la vertu n’est pas un don de nature[32].

En évaluant les mœurs de son époque, Platon a trouvé en elles un défaut majeur. Elles donnent à la jeunesse d’accepter, sans réserve, les vieilles manières d’agir et de penser, alors que Platon, comme Socrate, incite, sans équivoque, cette jeunesse à penser par soi-même. Rappelons toutefois que Platon distingue les mœurs lors de leur institution de leur corruption par l’usage. Mais les bonnes mœurs, lorsqu’elles ne sont pas détournées de leur droite intention, méritent tout le respect, alors que si elles visent des fins qui portent atteinte à la raison et à la solidarité sociale elles se retournent contre la vertu. Elles n’en sont que le faux-semblant, ou même la négation de tout bien. D’où l’une des préoccupations de l’éducateur est de distinguer les bonnes mœurs des mauvaises. Cette mission l’oblige à combattre, d’une part, l’opinion qui se conforme aux mœurs, et, d’autre part, à proposer un nouveau modèle de conduite fondée sur l’intelligence et le discernement. Cette nouvelle liberté, vis-à-vis des mauvaises mœurs, donne à la jeunesse la capacité de choisir. Ce thème est largement évoqué dans les Lois, où Platon cherche à dépasser la soumission aux mœurs héritées et corrompues en proclamant que les lois de la cité projetée doivent chasser toutes les formes d’impiété et de sacralisation des vieilles habitudes. Il demande par la même aux citoyens d’être aussi dociles que possible et de se laisser conduire à la vertu, d’autant plus que tel comportement aide le législateur[33] à obtenir aisément de bons résultats, en l’occurrence une éducation raisonnée et libératrice fondée sur la vertu. Ainsi l’éducation est conçue comme le seul et unique pouvoir de transformer l’homme, aussi bien au niveau de ses idées que ses actions, par une bonne législation, sans quoi la morale ou la politique n’ont plus de sens. La vertu reste la fin de tous ces domaines et d’autres. Laquelle vertu reste vraisemblablement le grand précepte platonicien, c’est-à-dire celui qui est toujours présent et à tous les niveaux, aussi bien du savoir que de l’agir.

La finalité de cette éducation est essentiellement de dépasser les mauvaises mœurs en instituant des bonnes dont la fonction fondamentale est la vertu. Ces nouvelles mœurs, telles quelles sont prônées dans les derniers dialogues, allient pleinement le plaisir à la peine. Car l’homme vertueux, qu’il soit, ne peut se soustraire entièrement aux besoins et demandes de son corps en se réclamant seulement de son âme. Cependant le processus éducatif doit discipliner les passions, car il faut que «le plaisir et l’amour, la douleur et la haine, viennent à exister au-dedans de notre âme avec leur juste objet, alors que nous sommes encore incapables de nous en faire une conception réfléchie »[34]. Cette coexistence, entre le plaisir et la peine, est ce qui donne des mœurs raisonnables et par conséquent des hommes équilibrés. Cet équilibre est le résultat d’une satisfaction modérée et responsable des deux éléments de l’être humain, l’âme et le corps, qui deviennent, une fois satisfaits, dociles et respectueux des lois et des mœurs. Car les lois et les mœurs, aussi vertueuses qu’elles soient, ne peuvent, laisser vivre aussi bien l’âme que le corps, dans le manque et le besoin. D’où les bonnes mœurs constituent les piliers du processus éducatif, sans leur appui, les lois ne seraient qu’une lettre morte et l’homme ne pourrait jamais devenir un être raisonnable. Celui-ci doit grandir dans le respect de la loi, non parce qu’elle est discrétionnaire, mais par ce qu’elle est juste et bonne. Il incombe à tout citoyen, et non seulement au législateur, de faire comprendre et prouver à tous de bonne heure ce caractère de la loi, à fin de garantir le bon fonctionnement des institutions publiques.

Outre l’éducation directe, Cette raisonnabilité s’acquiert, comme nous l’avons déjà évoqué, par les cérémonies et les fêtes au cours desquelles on apprend «en compagnie des divinités… la façon de vivre droite »[35]. Ce genre de cérémonie profite beaucoup plus aux jeunes qu’aux adultes. Pareille fin a laissé Platon discourir longtemps dans les Lois sur l’éducation des enfants. Cette éducation, essentiellement morale, ne peut en rien nous faire oublier les qualités d’une éducation intellectuelle et spirituelle, où la rigueur et cohérence vont de paire avec l’harmonie.

 

 Place des mathématiques dans l’éducation.

Nul ne peut ignorer la place qu’a taillée Platon pour les mathématiques dans toutes les constituantes de sa doctrine. Il est commun de dire qu’elles sont une propédeutique pour le Bien, dicton plein de sens. Car le Bien n’est finalement que la fin ultime de toute morale, autrement dit de l’éducation, de la destiné de l’homme en général. L’importance des mathématiques dépasse en fait ce caractère moralisateur pour dominer tous les secteurs de la vie, dont le plus important pour Platon, lors de sa vieillesse, est celui de joindre le contemplatif à l’agir, grecquement dit, joindre la sagesse à la phronésis.

En outre l’étude des mathématiques est nécessaire pour la formation d’un esprit logique et ordonné, qui devient possible par la manipulation des nombres vrais et des figures vraies qui n’ont rien de sensible[36].

En fait «aucun objet d’étude ne possède une vertu éducative comparable en importance à celle du temps que l’on passe dans l’étude des nombres »[37]. Cette fonction éducative des mathématiques est sollicitée, non seulement pour une régularité conséquente des comportements des gens de la cité, mais elle permet de développer parallèlement les capacités intellectuelles des individus. Elles comblent ainsi deux déficits, l’un éducatif, l’autre instructif, autrement dit, elles favorisent aussi bien le côté moral que le côté intellectuel. « Ce qui est le plus important (dans l’étude des mathématiques) c’est qu’elle éveille celui qui, de son naturel, est somnolent et a de la peine à s’instruire, qu’elle lui donne de la facilité pour s’instruire, de la mémoire, de la vivacité d’esprit et qu’il réalise un progrès par rapport à sa nature originelle »[38]. D’où elles sont prescrites comme préambule au savoir absolu, à la philosophie. Elles sont mitoyennes : elles lient deux domaines, l’un abstrait, à savoir l’arithmétique ou sciences des nombres, et l’autre à mi-chemin entre le concret et l’abstrait, nous voulons dire la géométrie grecque. « Elles constitueraient pour l’esprit une formation aussi belle que convenablement appropriée »[39]. Outre cette fonction intellectuelle, les mathématiques apprennent à l’homme à être plus efficace et plus calculateur. « Elles rendent de toute façon les hommes plus capables d’être utiles à eux-mêmes et davantage éveillés »[40]. Mais quelle que soit la multitude d’arguments en faveur des mathématiques, le meilleur argument, pour Platon, tiendra toujours à Dieu ou, il aura du moins un aspect théologique. Ainsi il nous dit que les mathématiques ont un caractère divin et qu’elles sont régies par une nécessité divine[41].

 

Musique et éducation.

Loin de l’adoration inconditionnelle de l’âme, Platon s’est vu instaurer un nouveau code de conduite, au niveau de l’individu : donner à l’âme ce qui lui convient et au corps ce dont il a besoin. Cette harmonie se concrétise par la musique pour l’âme et la gymnastique pour le corps[42]. Cette double composition de l’éducation n’est pas l’idée de Platon à lui seul, mais elle est divisée par tous les Grecs de l’époque. « La musique comprenait tous les arts de l’imagination et de l’esprit : elle avait pour but la culture générale de l’âme. La gymnastique avait pour objet la formation du corps »[43].

Si Platon donne à la musique une place prépondérante dans son système éducatif, ce n’est pas par un respect naïf de l’héritage culturel grec, mais parce qu’il a trouvé en elle plus d’une fonction. La musique n’est pas recherchée pour le simple plaisir du corps ; écouter et/ou danser par exemple, mais parce qu’elle répond à un besoin naturel de l’homme. Car «le sens du rythme aussi bien que de l’harmonie est, pour nous autres hommes, un don qui a cette même origine et, d’autre part, que les auteurs de ce don furent Apollon, et les Muses, et Dionysos »[44]. En fait tout ce qui est dans l’homme agit ou pâtit selon un certain rythme, le cœur, les yeux (éveil/sommeil). Ce rythme qui est imprimé dans le physique a engendré l’amour humain de tout ce qui est rythmé, et rien n’en est ainsi plus que la musique qui s’accompagne par des gestes rythmés et des paroles scandées. Ces œuvres ne seront pas exécutées par des individus isolés, mais elles vont égayer les assemblés et les fêtes. « L’animal humain, ayant, comme nous l’avons dit, reçu en partage un sentiment de rythme, a engendré, a enfanté la danse, et puisque, d’autre part, la mélopée lui faisait prendre conscience du rythme et l’éveillait en lui, l’union de l’une avec l’autre a donné le jour au divertissement de l’art choral »[45]. Ces partages des rythmes et ce divertissement ont des fins cognitives et morales et non de simples passe-temps, elles entrent même dans l’éducation des plus purs et durs, les gardiens des lois[46]. Elles ne sont pas une fin en elles-mêmes, mais elles sont, en quelque sorte, une propédeutique à un enseignement beaucoup plus important. « La beauté de la musique n’est pas dans le plaisir ou le divertissement qui l’accompagne mais dans le fait qu’elle possède la ressemblance avec ce qui est une image du Beau »[47]. Remarquons, d’une part, que Platon s’est insurgé sur les méfaits d’une consommation sans mesure de la musique, laquelle a engendré le sentiment de défi des lois et de la révolution contre les valeurs, les vérités et même Dieu[48], et d’autre part, qu’il voulait faire de cette même musique un moyen pour remédier à ces maux. Autrement dit, la musique n’est pas refoulée du domaine du savoir et du champ éthique, mais elle doit participer à la bonne éducation des citoyens à tous les âges. Platon a continué à en faire l’éloge, néanmoins avec réserve, dans son tout dernier écrit, où il insiste sur ses rapports avec d’autres domaines. Il la considère divine.

Remarquons que les liens entre la musique et l’éthique, est une thèse que Platon tenait des pythagoriciens et qu’Aristote allait développer plus tard[49]. Platon croit que la musique a beaucoup d’effets sur les mœurs. Cette thèse, développée dans les Lois, est déjà présente dans la République. C’est dans le troisième livre de cette dernière, qu’il esquisse une place vraisemblablement prépondérante à la musique dans l’éducation. En fait la musique qui est basée essentiellement sur l’harmonie des sons, et qui est captée naturellement par l’ouïe, contient vraisemblablement une part d’intelligence, d’autant plus qu’en elle le bon gagne le beau[50]. Ainsi ces deux valeurs haussent l’homme vers l’intelligible tout en le gardant enraciné dans son milieu sensible. Ce qui nous permet de dire que la musique permet en fait une certaine communication entre deux niveaux, habituellement opposés, le monde et l’âme. Car pour le cosmos dont les attributs premiers sont l’ordre et l’harmonie, «l’harmonie musicale se trouve être le médiateur entre l’harmonie cosmique et l’harmonie de l’âme »[51]. La musique est, tout comme l’âme, véritablement intermédiaire. Il y a dans chacune d’elles deux champs différents : l’âme assemble la vie à la matière et la musique la beauté aux sons, autrement dit dans les deux cas, une liaison entre une donnée intelligible et une donnée sensible. La donnée intelligible, quelle soit la vie pour (par) l’âme ou la beauté pour (par) la musique, n’est certes pas absolument libérée de toute matérialité mais elle est colportée par un support physique ; le corps pour la vie et le son pour le beau musical. C’est par ce dernier que Platon cherche à éduquer, en premier lieu, le goût artistique du citoyen, et en second son intelligence. En fait la consommation de la musique est partagée par tous : le commun et le sage. Ce partage est lié aux mélanges proportionnés de sons qui «procurent une sensation agréable aux ignorants et une jouissance raisonnée à ceux qui savent, par l’imitation de l’harmonie divine qu’ils réalisent dans les mouvements mortels »[52]. Chacun d’eux la goûtera selon son esprit, certes, toutefois la perfection de ce goût peut donner à la musique une dimension religieuse, c’est-à-dire qu’elle peut être conçue comme un acte de recueillement et de piété. Son emploi par les mystiques, surtout musulmans, ne peut que confirmer cette dimension divine de la musique à toutes les époques. Et c’est pourquoi on succombe à son charme, du moment qu’elle ne laissera personne indifférent. Son expression touche l’homme de très prés, elle y pénètre[53] grâce à son harmonie. Notons qu’en fin de compte la véritable beauté de la musique n’est pas dans le plaisir ou le divertissement qui l’accompagne mais elle est dans le fait qu’elle «possède la ressemblance avec ce qui est une image du Beau »[54], laquelle qualité est liée essentiellement à l’âme. C’est par sa nature que cette dernière est capable de jouer ce rôle, c’est-à-dire de jouir de l’harmonie musicale parce qu’en elle-même il y a harmonie. Les Lois «réaffirment cet impact de la musique, qui a atteint l’homme au plus profond de lui-même, et en fait un incomparable auxiliaire dans l’élaboration de l’excellence morale »[55]. Et là prend naissance un nouveau facteur, celui où la musique joue une fonction sociale et non pas seulement esthétique. Car une fois que l’homme a approuvé l’harmonie musicale, il ne cessera de chercher à perpétuer l’harmonie au-delà du court instant de la consommation de l’art pour l’appliquer aux autres moments de sa vie ; en un mot dans la cité. Dans un cas comme dans l’autre, la rectitude et la bonne organisation ne peuvent engendrer que la béatitude et le calme, tous deux sont nécessaires pour l’âme et la cité. Et c’est pourquoi Platon établit un rapport entre le respect des formes de la musique et les lois de la cité. Car si l’une des conditions de la bonne marche de la cité est le respect des lois, celle-ci est reste tributaire de rectitude en musique, laquelle rectitude ne peut être préservée que par une ferme opposition à la jonction de la musique aux paroles. En fait quand la musique est accompagnée de paroles (chant) l’auditoire s’intéresse plus aux mots qu’à la musique, et le bavardage gâche le plaisir de l’harmonie, d’où le refus platonicien catégorique de telle pratique. Cette restriction n’est pas limitée au domaine du chant mais elle a touché aussi celui du théâtre. Et c’est ce qui a amené Platon à condamner fermement le désir de certains de mettre dessus la musique des paroles, surtout dans le théâtre, où le public «qui jadis ne parlait pas, s’est mis à parler » ce qui a enfanté l’impudence détestable[56].

Cette méfiance dénote un net parallélisme platonicien entre le niveau esthétique et le niveau civique. Sur ce point, Platon révèle sa reprise de Damon : « jamais on ne porte atteinte aux formes de la musique sans ébranler les plus grandes lois des cités comme dit Damon »[57]. Et là nous constatons nettement le triple rapport que Platon tisse entre la musique, l’éthique et la politique. C’est pourquoi la musique, en tant que partie de l’éducation au sens large, est prônée par Platon dans la formation de l’homme et de la Cité.

 

 Education et cité.

Si l’éducation a une importance primordiale pour Platon, c’est parce qu’elle permet la réalisation d’un modèle de société que Platon a toujours fait valoir. Cette éducation est évaluée par le rôle qu’elle a à jouer dans la réforme des affaires politiques. Autrement dit, l’éducation n’est pas une fin en soi, mais elle est le moyen pour réaliser l’État juste où le philosophe est roi ou, au moins le roi devient philosophe. Cette conviction platonicienne a fait que les liens de l’éducation avec la politique, la religion[58] ainsi qu’avec la morale sont évidents. En fait l’éducation et la politique se confondent, comme du reste, la politique elle-même se confond avec la morale[59]. C’est grâce à cette union qu’une transformation ou, du moins une certaine conservation des bonnes origines de l’homme, demeurera possible. Autrement dit, sans éducation l’homme ne peut ni conserver sa naïve bonté naturelle ni transformer, le cas échéant, cette nature bouleversée par les effets du milieu, dont le corps est le premier. « L’homme est, disons-nous, un animal paisible : néanmoins, tandis que, grâce au bienfait d’une éducation correcte et d’une heureuse nature, il devient d’ordinaire le plus divin et le plus paisible des animaux, il est en revanche, quand il a été l’objet d’un élevage insuffisant ou qui n’est pas ce qu’il devrait être, le plus sauvage de tous ceux que produit la terre »[60]. Ainsi l’homme qui est conçu à l’image, une première fois, de la nature, sera une deuxième fois le facteur selon lequel la cité est conçue. Cette dernière n’est certes pas pure et homogène, mais elle est double et hétérogène. Dans cette cité, on rencontre aussi bien le méchant que le bon, l’extrémiste que le tempéré. Cette distinction ou ce clivage n’est pas strict et inéchangeable, mais il peut être renversé par l’action du milieu et de l’éducation. Rappelons encore une fois que, dans ce milieu, la politique ne doit pas nous faire oublier ses relations organiques avec la religion[61] et la morale.

Dans le rapport, entre le naturel, l’éthique et le politique, qui est l’une des originalités de la pensée de Platon, la philosophie joue, par le biais de l’éducation, un rôle primordial. En fait la corrélation entre les trois domaines est circulaire : par la nature toute seule les hommes ne peuvent garantir leur paix, mais sans cette nature le moraliste ou le politicien n’a rien à manipuler. Et ce n’est que par leur complémentarité que la société aura plus de solidité et plus de paix. Cette triple relation, par le biais de l’éducation, est la seule à permettre une harmonie entre les citoyens, d’une part, et entre eux et l’État d’autre part. Cette harmonie, entre les citoyens d’un côté et les rois de l’autre, est basée en fait sur la réforme des âmes, c’est-à-dire sur le fait de délivrer l’homme des illusions et de la doxa par la philosophie de l’éducation.

Ainsi l’éducation n’est pas exclusivement l’œuvre des familles et de l’école, mais elle est l’un des atouts de l’État pour remédier aux conflits sociaux. Car les problèmes entre les citoyens peuvent être évités par une bonne éducation. C’est pour cette raison que nous voyons Platon insister, dans plus d’un de ses écrits, sur les intérêts que doivent porter les législateurs, hommes de lois et faiseurs de constitutions, à la question de l’éducation et de la formation des citoyens. Ce qui prouve, une fois de plus, que l’éducation est vitale pour l’individu, pour la famille et pour la cité. En recevant une bonne éducation, l’individu «redeviendra normal et parfaitement sain et il échappera à la plus grave des maladies »[62], c’est-à-dire à la déraison, à l’ignorance et à la méchanceté, qui sont en fait la cause majeure des problèmes et des conflits entre les citoyens[63]. Cette éducation est bien répertoriée, selon les âges et selon la catégorie des humains. Sa fin ultime est de maintenir un accord entre le physique et le politique, qui se confondent en dernière analyse, pour permettre à l’homme de passer une vie qui sauve aussi bien son propre être que celle de l’univers. Ainsi la fin de l’éducation dépasse l’humain et le politique pour atteindre une fin plus ultime l’univers : « sauver les phénomènes ». Car la formation des hommes n’est pas seulement tributaire de l’acquisition d’un savoir mais d’une certaine connaissance ou, du moins une certaine contemplation de l’univers, et c’est pourquoi le savoir doit avoisiner une certaine maturité d’esprit. Et ce n’est qu’en vue de cette fin que la véritable éducation doit s’adresser à l’homme tout entier et non pas seulement en tant que raison pensante abstraitement. C’est grâce à cette action que l’homme accède à la catégorie de citoyen. Dans cette ascension, les parents jouent un rôle primordial. Car c’est par eux et à travers leur manière de penser et de se comporter qu’ils inculquent à leurs enfants des valeurs qui feront l’honneur de tous : parents, enfants et société. Platon détermine, par un exemple, l’exemple est capital, le meilleur héritage que les ascendants doivent laisser aux descendants : « ce n’est point de l’or, c’est un sens profond du respect »[64]. Respect à l’égard de tout ce qui mérite d’être honoré, tant en nous-mêmes qu’en dehors de nous, chez nos semblables comme dans les choses matérielles[65], exemple les temples. Mais pour que le respect gagne une place d’honneur dans la vie de tous les jours il faut qu’il y aient des hommes qui veilleront à son respect. Autrement dit, le respect[66] du respect des valeurs doit être imposé par des lois dont des personnes sont tenues de surveiller l’application. Et c’est ce qui fait que l’éducation des gardiens, des deux sexes, devient urgente. Cette éducation a deux aspects : la nécessité de l’harmonie entre la formation et la mission, les gardiens comme modèle, et l’intérêt qu’on porte à la femme, absolument, et à la gardienne des lois en particulier.

 

 Education et État.

Etant convaincu, depuis la Politique, de la difficulté, voire l’impossibilité de tomber sur le roi idéal, Platon s’est vu obligé finalement à substituer au pouvoir du souverain celui de la dictature de la loi. C’est dans les Lois qu’il résume ses réflexions sur le mode du pouvoir à adopter pour sortir de l’état actuel. Historiquement - après des expériences personnelles et la connaissance de l’histoire des cités- Platon a opté au dépassement de l’État de la République par celui des Lois. Ce qui le pousse, par exemple, à renoncer à l’idée de la communauté des biens et des femmes, tout en légiférant pour une limitation des biens pour ne pas tomber dans l’avidité absolue, et à imposer un âge pour se marier dans le cas des hommes. Ce dépassement ne peut certes nier certaines similitudes entre les deux formes d’État. Nous retrouvons d’ailleurs dans les Lois les mêmes principes largement énoncés par Platon dans la République ; tels, nul n’est méchant volontairement, il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre ainsi que celui qui voit que la justice n’est pas l’affaire du plus fort. Toutefois Platon affirme avec la même vigueur, aussi bien dans la République que dans les Lois, le rôle que l’éducation doit jouer pour permettre à l’homme de s’adapter aux nouveaux préceptes de la cité (platonicienne). Ce qui nous permet de dire que malgré les changements d’idées sur maintes problématiques, Platon tient à l’éducation d’une manière absolue.

Cette ardeur platonicienne pour l’éducation n’est pas seulement philosophique puisque l’éducation reste, à toutes les époques, le fondement et la base des États. C’est pourquoi Platon a trouvé en elle le moyen de mettre fin à la pratique sophistique, qui a orienté l’attention des gens vers les intérêts de la vie quotidienne en leur faisant oublier les vertus de la modération et de la méditation. En fait, l’éducation sophiste prône le droit inaliénable de l’individu à disposer des autres en tant que moyens pour réussir ses propres fins. Précepte que la bonne morale ne peut vraisemblablement admettre. Mais d’où vient le mal ? Il est certainement de l’éducation, qui était, à cette époque, une pratique essentiellement privée ; chaque famille éduque ses enfants à sa manière, selon les préceptes et les modalités qui l’arrangent. Telle éducation a favorisé les conflits entre les citoyens, du moment que les principes éducatifs de chacun lui sont propres. Alors qu’un État ne peut être consolidé par des sujets qui ont reçu des éducations diverses, voire contradictoires. A cette politique de l’éducation, qui a laissé triompher les désirs et les envies sur le bien et la raison, on doit mettre un terme. Car nul ne peut vivre humainement en ne pensant qu’à s’enrichir et à soumettre les autres à ses désirs. Le changement doit être fondamental, mais rien de plus fondamental que l’éducation. S’éduquer à la citoyenneté est le nouveau projet platonicien. Ce projet a déjà commencé avec la République qu’on peut considérer, comme l’a bien dit Gadamer[67], une république de l’éducation où l’être même de l’homme est visé en tant que fondement de l’État projeté. Autrement dit, politique et éducation se croisent pour façonner l’être humain.

L’homme pour Platon, et avant qu’il ne soit formulé définitivement par Aristote, est un être politique, c’est-à-dire un être ne pouvant vivre qu’en société, avec laquelle il nouait des liens de citoyenneté. Le politique serait alors un souci partagé par tous les citoyens, lequel souci ne sera apaisé que par la justice, c’est-à-dire par l’application des lois, lesquelles diffèrent selon les catégories des citoyens. Cette différence de lois et de catégories de citoyens est, selon Platon, le garant de l’harmonie sociale. Cette différence ne provoquera pas, comme certains le supposaient, un éclatement social, mais elle permet un équilibre entre le citoyen et l’État. Car à cette époque la partition des citoyens en catégories différentes était une pratique courante et acceptée, l’esclavagisme, par exemple, était monnaie courante. Entre l’élite et la masse, la justice, en tant qu’intermédiaire, garantit la coexistence du tout social, telle «les trois termes d’une harmonie »[68] musicale. Ainsi nous constatons que le but de l’éducation pour Platon est, à la fois, la formation de l’homme et la réalisation de l’harmonie entre les parties de la cité par le biais d’une éducation commandée par l’État, comme nous l’avons esquissé précédemment. Cette nouvelle éducation doit être bien légiférée. « Les lois sont instituées, pour une part, en vue des bons citoyens, afin de les instruire des conditions dans lesquelles leurs rapports dans la vie seront empreints de bienveillance mutuelle ; pour une autre part, en vue de ceux qui se sont dérobés à l’éducation et dont le naturel dur, réfractaire à l’action adoucissante de celle-ci, n’en est nullement amolli au point de les empêcher de suivre la voie de la pire malfaisance »[69]. C’est pourquoi Platon a esquissé, avant les derniers dialogues[70], le plan des lois sociales et politiques immuables, comparables aux lois de la nature, en vue de garantir une certaine permanence du bonheur.

Si les lois sociales et politiques sont d’une importance énorme pour Platon, elles restent cependant incapables de générer une société politiquement correcte s’il n’y a pas de bons juges pour les appliquer. Il est vrai que si un « État excellemment équipé (en lois) prépose à l’application de ces lois excellemment établies des autorités dépourvues de compétences, non seulement à ce qu’elles aient été excellemment instituées il ne gagnera rien, non pas même de faire rire à gorge déployée ; mais, bien mieux, elles deviendraient pour cet État, soyez-en sûrs, la cause de dommages qui de beaucoup seraient les plus graves pour ses intérêts comme pour son honneur »[71]. D’où le souci platonicien, surtout vers sa fin, de donner aux lois une assise légitime que seule la dialectique pouvait le faire. Ainsi le dernier dialogue de Platon, les Lois, peut être considéré comme l’ultime tentative de rationalisation des lois, dont celles de l’éducation tiennent probablement une place prépondérante. Lequel aspect assure, selon son écrivain, leur acceptation de la part des citoyens. Il se pose déjà la question et répond d’une manière plus patiente ; la sage patience d’un vieux. Les lois seront-elles acceptées par les hommes ? « Pour commencer, ils n’accepteront facilement aucune sauf à condition pour nous de rester là, aussi longtemps en quelque sorte qu’il le faudrait, jusqu’à ce que ceux qui, dès leur enfance, auront goûté à ces lois et en auront été nourris ensemble, fussent aussi, devenus suffisamment familiers avec elles pour être associés à l’élection des magistrats de l’État tout entier »[72]. Ainsi nous constatons que l’un des rôles de l’éducation est d’initier les enfants à respecter les lois. Ce respect ne s’acquiert certes pas par la force et la peur du châtiment, mais il est assujetti à la conviction de la justesse de ces lois. Cette justesse ne se mesure pas par leur logique ou leur intention mais essentiellement par leur applicabilité. Car «l’intention du législateur est, d’abord, de faire, dans la mesure de ses moyens, un tableau de ses lois auquel il ne manque rien sous le rapport de l’exactitude ; ensuite, avec le progrès du temps, de soumettre ses vues à l’épreuve de la pratique »[73]. Ajoutons que l’étymologie du mot loi est proche de celle de l’intelligence, ce qui est d’ailleurs un facteur de plus pour respecter les lois. « La loi «nomos », qui pour nous est une divine merveille, aurait reçu le nom qui appartient à la raison «noos »[74]. Seront-elles encore plus justes par la participation du citoyen dans l’élection de ceux qui veillent sur elles, les gardiens des lois ? Faveur que plusieurs États de nos jours n’ont pas encore, ni peut-être à jamais, accordée à leurs sujets. Car l’intérêt général est pour Platon objet de concertation publique[75] et non le monopole de certains.

 

Education et genre de vie.

 Platon distingue quatre genres de vie normale et quatre genres anormaux de vie. Le premier des quatre genres de vie normaux est celui de la vie de sage modération. C’est-à-dire celle qui procure des plaisirs et des peines d’une intensité modérée. Toutefois les plaisirs dépassent les peines. A ce genre on oppose celui de la vie incontinente, qui est classé par Platon premier dans le genre de vie anormale. Ce genre est ainsi parce que la vie que mène l’individu de cette catégorie est pleine d’irritabilité, où les plaisirs et les peines sont sans mesure, et où les peines dépassent nettement les plaisirs.

Le deuxième genre dans la première catégorie est celui de la vie courageuse. Celle-ci est dominée par l’agréable. Son opposé est celui de la vie de lâcheté. Celle qui est dominée par le pénible.

Le troisième de la première catégorie est celui de la vie de sagesse intelligente. Platon n’en donne pas de détails. Son opposé est certainement celui de la vie déraisonnable.

Le dernier en est celui de la vie bien portante. Celle-ci est spécifiée par son côté sympathique, car en elles, les plaisirs surpassent les peines. Face à cette vie nous trouvons le dernier dans le genre anormal de vie. Celui de la vie maladive, celle où les peines surpassent les plaisirs.

Deux conséquences peuvent être tirées. La première est celle qui se rapporte aux retombées de la première catégorie. Les quatre genres de vie normale donnent plus d’agrément à la vie. L’âme et le corps y participent. Ce qui donne, selon Platon, «la beauté, la rectitude, la valeur propre, le renom… », en un mot l’homme qui mène ce genre de vie est plus heureux que son opposé.

La seconde conséquence est celle qui évalue les suites d’une vie anormale. Les quatre genres de cette dernière ne sont en fait qu’une dépravation de la vie. Elle mène à la négation soit du corps ou de l’âme. Vivre selon ces genres c’est être sûr de sombrer dans le malheur.

 

 Education et biens.

 Nous avons convenu jusqu’ici que l’éducation nous apprend à nous comporter de la manière la plus correcte socialement et rationnellement, car à la différence des animaux, l’homme agit selon une échelle de valeurs. Et c’est ce que l’éducation, avec ses différents niveaux ; milieux et acteurs, cherche à inculquer, suivant des priorités. Nos disons priorités, parce que l’homme peut se trouver dans un embarras de choix et de biens. Pour éviter pareille situation, Platon expose toute une batterie de raisons qui permet de justifier le choix d’un bien ou, disons mieux, une priorité par rapport aux autres. Il divise, grossièrement, les biens en deux sortes : les uns sont des biens humains, les autres, des biens divins[76]. Dans l’énumération de ces derniers, Platon déclare que «le premier… celui à qui revient le commandement, c’est la pensée ; à la seconde place est une sagesse mesurée que la réflexion accompagne ; de ces deux premiers biens, combinés avec le courage, naîtrait le troisième dans l’ordre, la justice ; le quatrième bien c’est le courage. Or dans la hiérarchie naturelle tous ces biens-là sont »[77] les premiers. Sans ces biens l’homme peut certainement exister mais misérablement, alors que notre philosophe voulait que la vie de l’homme sur terre fût une réussite complète qui honorera aussi bien le créateur que la créature. Ainsi ces biens sont à mi-chemin entre le spirituel et l’éthique. Mais Platon tient encore à ce que l’homme réussisse sa vie sociale. Et c’est ce qui le pousse à attacher aux biens humains, malgré leur modestie dans le rang des biens, une place importante. Un argument de plus pour sa nouvelle tendresse pour les biens du corps.

Nombreux sont les biens qu’il consacre au corps : « c’est la santé qui ouvre la marche ; en second lieu vient la beauté ; au troisième rang, c’est la vigueur, appliquée à la course aussi bien qu’à tous les autres mouvements qui s’opèrent au moyen du corps »[78]. Ces biens sont à la fois la fin et l’effort du corps. Car pour être en bonne santé il faut que le corps s’active par la promenade par exemple, comme il est dit par Aristote dans sa définition de la fin dans ses deux connotations. Rien de paradoxal, en disant que la santé est déjà nécessaire pour être en bonne santé, parce que la fin et la cause s’interpénètrent. Notons en même temps que la santé demande des dépenses, non seulement pour la récupérer, mais même pour la conserver. Et c’est ce qui a poussé Platon, dans les Lois, à revoir la question de la communauté des biens qu’il a évoquée dans la République. Révision qu’Aristote[79] n’a, apparemment, pas prise en considération dans sa critique adressée à Platon en ce qui concerne son communalisme, en ignorant, presque, les Lois. Notons que cette critique n’a pas atteint le caractère d’un dialogue entre ces deux philosophes, vu la mort de Platon à l’époque où Aristote a adressé sa critique. Et «ce n’est pas parce que Platon – et pour cause – n’a pas pu répondre à Aristote, qu’il ne doit pas y avoir de dialogue entre platonisme et aristotélisme »[80].

Platon déclare ouvertement, dans les Lois, que la recherche de la fortune n’est pas à prohiber mais à rationaliser. Ce bien est au quatrième lieu. « La richesse, non point aveugle, mais plutôt au regard perçant, pourvu qu’entre elle et la pensée réfléchie il y ait concomitance »[81]. Ces biens qui sont, d’un certain point de vue, des désirs humains légitimes ne doivent pas influencer l’homme de façon qu’il oublie l’intérêt des biens divins. Car la richesse sans bonne santé et sans intelligence peut nuire à l’homme au lieu de lui rendre service. Ce qui impose selon Platon un certain respect du corps et de l’âme et une exploitation modérée de leurs potentiels. Car si chacun n’arrête pas de courir derrière la fortune il s’usera, c’est-à-dire qu’il ruinera son corps ainsi que son intelligence et finira normalement par se conduire d’une manière qui nuira même aux autres. Rappelons à cette intention ce que dit Socrate à propos du petit portrait du jeune Alcibiade qui ouvre le dialogue de ce nom. Socrate mentionne d’abord la beauté et la taille, puis l’illustration de la famille, qualités qui assurent certainement au jeune homme de puissantes relations, et il mentionne à la fin seulement : « j’ajouterai que tu es au nombre de riches, mais c’est de quoi tu parais le moins fier ». Ce qui nous permet de dire que, pour Platon, la fortune, en tant que fin ne peut donner le bonheur, alors que si elle est recherchée en tant que moyen elle peut le procurer. Comme si Platon disait qu’il est vrai que l’argent ne fait pas le bonheur pour celui qui n’en a pas ! Il faut l’avoir tout en étant toujours son maître. C’est pourquoi le mérite propre de la richesse serait au troisième degré de la hiérarchie, après les mérites du corps et ceux de l’âme. Cette conception nous enseignerait que, si l’on doit être heureux, il ne faut pas chercher à s’enrichir, mais il faut, pour être heureux, s’enrichir avec justice et modération[82].

Evoquant le rapport de l’homme à l’argent, Platon distingue quatre niveaux. L’excessivement riche et l’excessivement pauvre ne sont pas appréciés par Platon, car une grande richesse fait oublier à son possesseur les vertus véritables. Elle ne lui laisse même pas un temps de loisir et une occasion pour nouer des relations honnêtes avec ses semblables, ou même de participer à une vie culturelle ou rituelle. Il est vrai que la passion de s’enrichir empêche l’homme, tout le temps, d’avoir des loisirs pour s’intéresser à quoi que ce soit, sinon à ses biens personnels. Et c’est ce qui fait que suspendue à cette fin l’âme de chaque citoyen ne pourra jamais, individuellement, avoir souci de rien d’autre, sinon du pain quotidien. En fait «l’insatiable avidité de l’or et de l’argent fait que tout homme est disposé à accepter de se plier à toute besogne et à toute manœuvre, honorable ou déshonorante, pourvu qu’elles lui promettent la richesse ; à n’éprouver aucune répugnance à se conduire de façon pieuse ou, aussi bien, impie et en tout cas malhonnête »[83]. Face à ces maux sociaux, Platon légitime la recherche d’une fortune à laquelle l’homme ne deviendra guère simple serviteur. Il est contre la pauvreté que les «néants d’organisation sociale, (plutôt) des désorganisations factieuses : aucune d’elles ne comporte une autorité exercée de bon gré sur des gens qui l’acceptent de bon gré, mais une autorité qui, non sans quelque recours à la force dans tous les cas, s’exerce à son gré sur des gens qui la subissent de mauvais gré. Mais les gouvernants, ayant peur des gouvernés, ne laisseront jamais de bon gré ceux-ci devenir, ni des gens de bien, ni des gens riches, ni des hommes vigoureux, ni des hommes braves, ni, d’une façon générale, des guerriers »[84], ils ne font d’eux que des misérables qui s’occupent à la mendicité, profession prohibée dans les nouvelles lois à légiférer. En fait, cette mendicité ne porte pas seulement atteinte à son initiateur mais elle rabaisse la condition humaine. Car «l’homme digne de pitié, ce n’est pas celui qui a faim ou celui qui souffre de quelque misère analogue, mais celui qui, alors qu’il pratique une sage modération et qu’il possède quelque autre vertu ou une partie de cette vertu, sera, en sus de ces misères-là, victime de quelque infortune… Dans notre État, il ne doit pas y avoir un seul mendiant »[85]. D’où la modération dans la richesse est préférable, dans les Lois, à la modération dans la pauvreté, du moment que cette richesse ne profite pas seulement à son possesseur au niveau des biens matériels, mais elle lui permet de nouer de bonnes relations avec les Dieux, d’autant plus que ces derniers aiment recevoir de leur sujet, autres les gestes spirituels, des dons, et seul celui qui en dispose peut le faire. « Pour l’homme de bien, sacrifier aux Dieux, avoir avec eux un commerce constant par des prières, par des offrandes, par tout ce que, dans l’ensemble, comporte le culte des Dieux, voilà ce qui pour lui est le plus beau, le meilleur, le plus efficace par rapport au bonheur de sa vie, et, comme de juste, d’une exceptionnelle convenance »[86]. Alors que quant on est pauvre une occasion de piété fait sans doute défaut.

Remarquons que ce nouveau penchant platonicien pour la propriété privée ne lui fait pas oublier la grande place qu’il a toujours taillée pour l’éducation de l’intelligence dans la vie de l’homme. Cette richesse ne peut en aucun cas se passer ou surpasser l’intelligence. Ajoutons aussi un autre facteur que Platon a introduit dans toute recherche de la fortune, nous voulons dire celui de la justice. En étant en premier lieu juste envers soi, l’homme doit classer la fortune comme troisième fin, après celle de l’âme et celle du corps. En étant juste envers les autres, tout en bénissant la richesse, l’homme doit exclure qu’elle soit faite sur le compte des autres ou à leur insu. « La culture tendant à l’acquisition de la fortune ou, une culture qui tend à la vigueur corporelle ou, bien encore à quelque talent, indépendamment de toute intelligence et de toute justice, cette culture-là, dis-je, fût sans dignité ni liberté, complètement indigne d’être appelée une éducation »[87].         

 

Ahmed MAROUANI

Enseignant universitaire à l’Institut Supérieur des Etudes Littéraires et des Sciences Humaines de Tunis, Tunisie

 (Ahmed.Marouani@wanadoo.tn//Ahmed.marouani@edunet.tn)


 

[1] Dantin (Gustave), L’éducation d’après Platon, Pa­ris, Félix Alcan, 1907,  p. 3.

[2] Hatzfeld (Adolph), De la politique dans ses rapports avec la morale (essai sur la République de Platon) Paris, Chez Joubert, 1850.. p. 35.

[3] Fin du premier livre et début du deuxième (de 637 à 660).

[4] Adolph Hatzfeld, De la politique dans ses rapports avec la morale, op. cit. p. 35.

[5] Lois, 653 b.

[6] Ibid. 653 b-c.

[7] Lachès, 185 d.

[8] Lois, 791 c-d.

[9] Ibid. 791 b-c.

[10] Ibid. 644 b.

[11] Ibid. 766.

[12] République, 424 c

[13] Lois, 927 d.

[14] Ibid. 929 c.

[15] Ibid. à partir de 777.

[16] Ibid. 633 a-b.

[17] Ibid. 808 b-c.

[18] Ibid. 643 b.

[19] Ibid. 643 b. Remarquons que cette idée du professionnalisme dans les métiers qui commence avec l’enfance est envisagée aussi par Aristote, Politique, 419-421.

[20] Ibid. 808 d.

[21] G. Dantin, L’éducation d’après Platon, op. cit. p. 13.

[22] La référence à ces trois écrits ne signifie certes pas l’absence de cette question dans les autres ouvrages de Platon tel que le Politique (308 e).

[23] Lois, 643 C.

[24] Gorgias, 463 c.

[25] Luccioni (Jean), La pensée politique de Platon, Paris, Publication de la faculté des lettres d’Alger, PUF. 1958. p. 37.

[26] Lois, 644 a.

[27] Ibid. 729 b.

[28] Ibid. 667 c.

[29] Ibid. 765 e.

[30] Ibid. 765 e.

[31] Mattéi (Jean-François), Platon et le miroir du mythe, De l’âge d’or à l’Atlantide, Paris, PUF. 1996. p. 134.

[32] Ménon, 89 a.

[33] Lois, 718 d.

[34] Ibid. II.

[35] Ibid. I.

[36] République, 522 d.

[37] Lois, 747 b.

[38] Ibid. 747 b

[39] Ibid. 747 c.

[40] Ibid. 819 c.

[41] Ibid. 817-818-819.

[42] Timée, 87 c, 89 a, ainsi que la République, 408e, qui parle de l’importance de l’équilibre et l’harmonie entre le corps et l’âme.

[43] G. Dantin, L’éducation d’après Platon, op. cit. p. 18, et 24.

[44] Lois, 729 b.

[45] Ibid. 673 b.

[46] Ibid. 672 d.

[47] Ibid. 673 d.

[48] Ibid. 668 b.

[49] Cf. Gilbert Romeyer Dherbey, La noble nature de la musique, in Education et philosophie, Paris, PUF. 1993, p. 73.

[50] République, 400 e.

[51] Dherbey, La noble nature de la musique, op. cit. p. 83.

[52] Timée, 80 b.

[53] République, 401 d.

[54] Lois, 668 b.

[55] Gilbert Romeyer Dherbey, La noble nature de la musique, op. cit. p.74. (notons la remarque de Dherbey s’est fondée sur un texte des Lois (673 a) que Robin n’a pas suivi).

[56] Lois, 700 e-701a, b.

[57] République, 425c. (Rappelons que Damon est un pythagoricien d’Athènes, musicien et contemporain de Socrate).

[58] Lois, 643 d.

[59] G. Dantin, L’éducation d’après Platon, op. cit. Introduction, p. VII.

[60] Lois, 766 a.

[61] V. Goldschmidt, La religion de Platon, Paris, Vrin, 1949 p. 27 et Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970.  p. 63

[62] Timée, 44 c.

[63] République, 636 d sqq.

[64] Lois, 752 c.

[65] République, 724 a.

[66] Notons que cette idée est toujours présente dans les écrits de Platon, entre autres dans le Criton où Socrate était représenté comme respectueux des lois jusqu’à en mourir (50 a).

[67] Hans Georg Gadamer, L'éthique dialectique de Platon (essai d’interprétation phénoménologique du Philèbe), traduit de l'allemand par: Florence Vatan et Véronika Von Schenck, Mayenne, Actes Sud, 1994. p. 28.

[67] République, 443 d.

 

[69] Lois, 880 d-e.

[70] Ce vœu platonicien s’annonce clairement, aussi bien dans le Ménon que dans le Sophiste.

[71] Lois, 751 b-c.

[72] Ibid. 752c.

[73] Ibid. 769d.

[74] Ibid. 957c.

[75] Ibid. 752c.

[76] Ibid. 769 d.

[77] Ibid. 631 b-c.

[78] Lois, 631c-d.

[79] Aristote, Politique, II, 5, 1263 b 15-35 (traduction J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1962, p. 100-101).

[80] Dominique Janicaud, A nouveau la philosophie, Paris, Albin Michel, 19994,  p. 67.

[81] Protagoras, 322d.

[82] Lois, 870b.

[83] Ibid. 832a-b

[84] Ibid. 832c-d.

[85] Ibid. 936b-c.

[86] Ibid. 716d.

[87] Ibid. 644 a.