Article :                     L’envie ?

Ahmed MAROUANI 


      Si nous déterminons la philosophie comme la discipline intermédiaire, qui ajuste aux résultats du savoir positif, les exigences de la vie intérieure, la recherche de la question morale deviendra l’une de ses préoccupations majeures. Cette question était toujours vue dans un univers d’antagonismes. Et parmi ces antagonismes, la lutte entre le désir et la raison, qui avait toujours divisé les philosophes en deux clans. Les uns préconisent la supériorité de la raison, les autres donnent droit au désir. Les premiers sont guidés, grosso modo, rationnellement, les seconds le sont passionnellement.

      Mais ne peut-on pas trouver un juste milieu entre ces deux extrêmes ? Ne peut-on pas trouver un arrangement entre les deux forces ? Autrement dit le sentiment de l’envie ne peut-il pas relever du registre moral ?

      La philosophie ne peut ignorer une pareille question. Car, avant qu’elle ne soit un problème psychologique ou sociologique, elle est un mode de vie. Elle est par la même un problème philosophique, non pas un problème purement métaphysique, mais essentiellement ontologique et anthropologique (dans le sens d’une anthropologie philosophique et non culturelle).

      La philosophie, en tant que recherche et légitimation d’un idéal de vie, doit s’occuper de la question morale. Cette question donne sens à notre vie, et n’étouffera pas l’espoir, en nous imposant un idéal. Cet idéal ne sera pas utopique mais réellement historique. Ce même idéal sera plus respectable quand il respecte toutes les forces de l’homme, entre autres l’envie et la raison.

      L’homme, en tant qu’être complexe, a en apparence plusieurs facultés antagonistes. Selon Kant1, l’esprit a trois facultés principales : celle de connaître, celle de ressentir le plaisir et la douleur et celle de désirer. Ainsi, en enviant, l’homme reste-t-il moral ?

      Commençons d’abord par voir ce qu’envie veut dire. Le concept d’envie n’est pas très répandu dans la philosophie. Et c’est, certes, l’une des difficultés qui le rend flou, voire même très équivoque, mais cette équivocité est d’ailleurs à son origine latine. Dans le dictionnaire de Foulquié, nous lisons : INVIDIA dérive de INVIDERE, regarder vers, d’un mauvais œil. Cette étymologie a donné deux emplois, dont l’un est considéré comme péjoratif. Quand nous disons, par exemple : être envieux de quelqu’un, nous voulons dire, être chagriné, et ce chagrin est chargé d’hostilité que nous causent les avantages remportés par un autre, même si nous n’y prétendons pas nous-mêmes. Mais si nous prétendons le posséder exclusivement, ce serait la jalousie. Retenons une première remarque, concernant cette charge péjorative, où l’envie n’est pas étrangère à la jalousie, ou disons mieux que la jalousie est une proche parente de l’envie, (dans le sens où Hegel dit de l’amour qu’il proche parent de la haine).

      Alors que concernant l’usage, sans acception péjorative, quand nous disons avoir envie de quelque chose, nous signifions désirer d’une manière plus ou moins rationnelle ou fantaisiste ce quelque chose. La deuxième remarque, qui s’impose aussi, concerne l’absence de la raisonnabilité dans l’envie et dans son objet.

      Pour récapituler les remarques à propos de cette étymologie latine, nous disons que l’envie est considérée comme immorale. Car par cette envie la personne cherche à accaparer (sans contre partie) ce qui ne lui revient pas, ce qui n’est pas sien ou n’est pas le sien. En d’autres termes, l’envie est analogue au vol, un vol de pire bandit (à l’arrache). Mais cette personne commande-t-elle son envie ? L’envie est-il conscient ?

      En faisant une esquisse historique de ce concept, dans son dictionnaire, Foulquié remarque que la notion d’envie est tombée en désuétude au 16ème siècle, mais elle est reprise par les psychologues et les sociologues pour désigner «moins ce qui entoure physiquement l’individu, que ce qui existe pour lui, ce qui exerce sur lui une certaine action principalement d’ordre moral». Notons alors que ce concept, qui était étymologiquement hors de la sphère morale, est récupéré au 16éme siècle comme faisant partie du comportement humain acceptable et légitime.

      Nous reviendrons à cette époque avec l’un de ses éminents philosophes, nous voulons dire Spinoza. 
     

      Si ce concept est « récupéré » par les sciences humaines, selon Foulquié, voyons ce qu’il en est de nos jours.

      Dans le Dictionnaire usuel de la psychologie de Norbert Sillamy (Bordas 1983), et après avoir parlé de l’origine latine, nous pouvons lire « par extension, l’envie est un désir de posséder ce qu’un autre possède». L’auteur nous rappelle un exemple pris dans la théorie freudienne de l’évolution de la sexualité féminine, où Freud parle de l’intérêt porté par la petite fille au pénis du garçon, intérêt qui est commandé par l’envie. Par la suite cette envie du pénis se transforme en désir d’avoir un enfant (plus précisément un enfant du père) avant d’aboutir au désir adulte de jouir du pénis dans le coït. On retrouverait, selon cet auteur, des traces de l’envie du pénis chez certaines femmes qui rivalisent avec des hommes ou adoptent un comportement masculin. Nous voyons que l’envie pour Freud est congénitale, évolutif et prend plusieurs formes pour se réaliser. Et il est considéré, nettement, comme un désir et non plus seulement comme un sentiment.

      Ces explications étymologiques et psychanalytiques, quoiqu’elles soient expressives, ne résolvent pas notre question.

      Penchons-nous alors du coté des vrais philosophes, tout en espérant trouver les jalons à une réponse méditée etphilosophique. 
     

      Nous partons de l’Ethique de Spinoza, en passant par Kant, et en finissant par Hannah Arendt dans le deuxième tome de La vie de l’esprit, qui est intitulé Le vouloir.

      Le mot envie est de taille dans la troisième partie de l’Ethique intitulée : « De l’origine et de la nature des affections ». Dès l’introduction de cette partie, Spinoza annonce que «les affections… de la haine, de la colère, de l’envie etc., considérées en elles-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ». A ce niveau, Spinoza innove totalement dans la mesure où il réhabilite ce que les autres philosophes ont chassé, ignoré, méprisé ou considéré comme irrationnel et inhumain. Les affections pour lui sont une partie de la nature humaine, cependant il distingue entre les actions et les passions, alors qu’ils sont tous deux des affections. Mais les actions se sont des affections dont l’homme pouvait être la cause adéquate, alors que les passions sont des affections dont l’homme ne pouvait pas être la cause adéquate (Définition). De cette différence des affections, nous pouvons conclure que le pouvoir de l’âme est, soit un pouvoir actif, soit un pouvoir passif. Et ce pouvoir est lié, comme le démontre le corollaire de la première proposition, aux idées que l’âme a des choses, plus exactement comme le dira la démonstration de la troisième proposition : du corps. Ainsi l’âme pâtit seulement quand elle n’a que des idées inadéquates. Donc, et pour Spinoza, les passions ne sont pas irrationnelles ou inhumaines, mais elles sont du domaine de l’âme, de la raison. Elles ne sont pas attribuées au corps, à ce qui est animal dans l’homme, comme l’avaient fait la majorité des philosophes avant Spinoza.

      Pour Spinoza la dualité classique corps/âme est brisée pour laisser place à une unité : «à une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Etendue »2. Alors pour Spinoza les affections, dont les passions sont une de leur catégorie et dont l’envie est l’une de ses manifestations, sont considérées comme l’essence de l’homme, c’est-à-dire par quoi cet être «s’efforce de persévérer dans son être »3. D’ailleurs Spinoza a rappelé maintes fois dans L’éthique que «l’essence de l’homme c’est le désir » et ceci bien avant Hegel et Freud. L’homme se saisit dans le vécu de son existence comme sensibilité jaillissante et tension vers le monde des objets, vers les autres, leur corps et leur désir. Ces passions, multiples, variées et infiniment différenciées, forment les modulations… d’existence fortement individualisées. Elles figurent le chaîme de l’existence humaine, dont la trame est constituée par le désir. Ainsi nous disons que l’homme spinoziste est désir. Pour cet homme la vie affective sensible est primordiale et c’est à partir d’elle que s’élabore la vie de la raison. D’où l’homme n’est pas deux réalités : conscience et nature: « l’esprit humain, comme le corps humain est une partie de la Nature, donc une partie de l’Entendement infini de Dieu »4. Mais n’oublions pas que ce désir est étroitement lié à la connaissance chez l’homme spinoziste ; car le désir humain est un désir conscient : la quête de l’objet s’accompagne de la conscience de soi. Cette conscience de soi est liée à l’imagination. Cette imagination accroît le pouvoir du désirant.

      

      Pour résumer nous disons que le désir, les affections sont la nature de l’homme, que les passions sont une partie de soi est qu’il n’y a pas contradiction entre les actions et les passions. A ce niveau une réponse à la première moitié de notre question commence à se clarifier, c’est-à-dire comprendre le mécanisme de l’envie chez Spinoza, pour dire par la suite, si le sentiment de l’envie est moral ou bon pour Spinoza. Spinoza définit l’envie comme suit : «l’envie est la haine en tant qu’elle affecte l’homme de telle sorte qu’il soit contristé par la félicité d’autrui et au contraire s’épanouisse du mal d’autrui »5. Dans l’explication, d’ailleurs très brève, Spinoza oppose l’envie à la miséricorde, qui sera à son tour définie6, en inversant les termes de la définition de l’envie, c’est-à-dire ce qui était haine devient amour à ce qui faisait du mal fera du bien et inversement, et l’auteur nous renvoie explicitement à la proposition 24 et au scolie de la proposition 32. Dans cette proposition il est dit «qu’agir par vertu absolument n’est rien d’autre en nous qu’agir, vivre et conserver son être (ses trois choses n’ont fait qu’une) sous la conduite de la raison, d’après le principe de la recherche de l’utile propre. La première conséquence à tirer, c’est que l’envie en tant qu’une passion est enracinée dans la nature humaine, et en tant qu’il est enraciné dans la nature humaine, il ne peut être mauvais en soi. La deuxième conclusion : l’essence de l’homme, sa nature n’est jamais double, antagoniste, c’est-à-dire qu’elle ne doit jamais être un danger pour sa vie. D’où, nous pouvons dire que l’envie est l’un des sentiments qui permettent à l’homme de persévérer dans son existence. Dans la démonstration de cette proposition, Spinoza prouve qu’agir par vertu absolument n’est rien d’autre qu’agir par les lois de sa nature propre. Agir par vertu, donc n’est rien d’autre, qu’agir, vivre et conserver son être sous la conduite de la raison, et cela toujours d’après le principe de l’utile propre.

      Mais cette recherche s’accompagne de rivalité. Cette dernière est due à l’égalité des désirs pour la même chose. Le désir de l’un portera sur le même objet du désir de d’autrui ; un désir du désir. De ce désir, rival et rivalisé, naîtra la haine et le conflit. La haine, tout comme l’envie et la jalousie, s’enracine dans l’amour de soi et le désir de s’affirmer soi-même en rabaissant les autres et en les méprisant. Mais ce comportement est-il moral ?

      L’homme ne domine pas toujours ses affections, surtout ses passions, et comme le démontre Spinoza, les hommes peuvent avoir des passions différentes, voire contradictoires7. L’un est affecté de joie parce qu’il possède ce qu’il aime, l’autre est affecté de tristesse par ce qu’il a perdu ce qu’il aime ; d’où le sentiment de l’envie, sentiment qui n’est pas dicté par la raison, ne consolide pas les rapports entre les individus et ne fera pas de chacun une valeur absolue et nécessaire pour l’autre. L’homme, au lieu qu’il soit utile à l’homme, deviendra par ce sentiment nuisible à l’homme. Donc le vrai utile pour l’homme c’est l’homme et non pas les intérêts matériels8. Les hommes au lieu de vivre selon l’ordre et la conduite de la raison ; et que chacun soit vraiment un Dieu pour l’homme, ils ne cessent de se haïr, ils sont «envieux et causent des peines les uns aux autres ». Mais comme il est clairement exprimé dans le titre même de la quatrième partie de l’Ethique «la servitude de l’homme », l’homme est impuissant à gouverner et à réduire ses affections, c’est ce qui le contraint souvent, «voyant le meilleur, il fait le pire »9.

      Ahmed MAROUANI

      Enseignant de philosophie à l’Université de Tunis, Tunisie

 

 


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