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Stéphanie Combabessous    Hasard et déterminisme


Le préjugé foncier est de croire que l'ordre la clarté la méthode doivent tenir à l'être vrai des choses, alors qu'au contraire, le désordre, le chaos, l'imprévu, n'apparaissent que dans un monde faux ou insuffisamment connu, --bref sont une erreur ; c'est là un préjugé moral, qui vient de ce que l'homme sincère, digne de confiance, est un homme d'ordre de principes, et a coutume d'être somme toute, un être prévisible et pédantesque. Mais il est tout à fait impossible de démontrer que "l'en soi" des choses se comporte selon cette définition du fonctionnaire modèle"
                              F. Nietzsche, la volonté puissance, tome 1, p 89 Gallimard.

 

          Depuis longtemps le chaos est synonyme de désordre, de confusion et s’oppose à l’ordre et à la méthode. Nietzsche sera un des premiers penseurs à réhabiliter la notion de désordre. De nombreux chercheurs en sciences dites « dures » se sont intéressés aux mouvements dit chaotiques. Ils ont confirmé que, contrairement à ce que la pensée déterministe, paradigme dominant actuellement, martèle depuis des lustres, il se pourrait qu’il y ait de l’équilibre dans le déséquilibre, de l'organisation dans la désorganisation. Pour définir ce à quoi fait référence la théorie du chaos, je me devais de faire un petit détour historique et de décrire rapidement quels étaient les concepts en lien avec cette théorie.
Ces concepts sont issus des sciences que nous qualifierons de "dures" telles que les mathématiques, la physique, et ont ensuite été appliqués à des phénomènes sociaux.
C'est pourquoi, je me suis tout d'abord tournée vers la physique, pour comprendre ce qu'était ce chaos ; ayant pour objectif de comprendre comment ces concepts pourraient, à terme, être appliqués aux Sciences Humaines ou sciences "molles".

ENTRE DETERMINISME ET HASARD.

Selon Ilya Prigogine (1996, 213), la vision classique du monde consiste en "deux représentations aliénantes, celle d’un monde déterministe et celle d’un monde arbitraire soumis au seul hasard.".
La vision déterministe s’appuie sur des scientifiques comme Newton ou Laplace qui considéraient que les systèmes faisant intervenir un très grand nombre d'éléments, également appelés systèmes complexes, étaient impossibles à connaître. De ce fait il était également difficilement concevable de prévoir comment ce type de système pouvait évoluer. D'après la conception déterministe " tout le futur est (...) entièrement contenu, déterminé par le présent : connaissant les lois du mouvement et les conditions initiales, nous déterminons avec certitude le mouvement futur pour un avenir aussi lointain que nous le souhaitons. " Ce qui signifie qu'en ayant une parfaite connaissance de tous les éléments constitutifs, toutes les relations existantes dans un système, il serait possible de prévoir l’évolution de ce dernier.

Donc, s'approprier le " présent " d’un système permettrait non seulement de connaître son passé et mais également de se projeter dans son futur ; nous sommes ici dans une relation de causalité. C'est ce que qu’affirmait Laplace lorsqu’il écrivait : "nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme cause de celui qui va suivre".

           La vision de l'arbitraire et du hasard est, quant à elle, issue du fait que seuls les systèmes complexes, composés d’un trop grand nombre d’éléments, (donc qu’on ne pouvait connaître voire comprendre) n’entraient pas dans cette première conception déterministe. Ces systèmes se révélaient comme soumis au hasard et correspondant au chaos. Un exemple très simple de ce type de système chaotique, est celui du tirage du Loto national, qui scientifiquement se rapporte au mouvement Brownien. Je renvoie le lecteur à l'article de
P. Berger pour plus d’explications. On peut considérer cet exemple du loto comme un hasard lié à un phénomène de grands nombres, car dans ce cas précis, le prochain tirage des numéros gagnants ne peut être déduit de la connaissance des tirages précédents. Il n'y a, là, pas de prédictions possibles. Ce qui fait dire à P. Berger que " la notion de hasard est étroitement liée à celle d’imprédictibilité." Ceci signifie bien que quelle que soit la connaissance qu’on ait du passé et du présent d’un système, il est impossible de savoir qu’elle sera son évolution.

Pour I. Prigogine il existerait quelque chose d’autre, que les lois et le hasard, qui pourrait " s’intercaler " entre ces deux conceptions. Ce "quelque chose d'autre" va émerger d’une faille interne au déterminisme, faille qui pourrait annoncer la fin du règne de ce paradigme dominant.
Si l’on reprend l’exemple de Newton et du concept de l’attraction universelle, on peut constater que ce dernier n’a pris en compte que l’interaction entre le soleil et une planète pour calculer les orbites des planètes, négligeant l'attraction des planètes entre elles.  Newton se limitait donc à deux corps en interaction. Cette conception ne fut remise en question qu’à la fin du siècle dernier par H. Poincaré. Ce dernier démontra que trois corps en interaction pouvaient impliquer des comportements s’apparentant au hasard.

Or les comportements liés au hasard étaient jusqu'à ce moment liés à un phénomène de grands nombres... H. Poincaré va remettre en cause ce présupposé en définissant ce qu'il appellera par la suite " sensibilité critique aux conditions initiales". Cette découverte est un des fondements de la théorie du Chaos, dont l’un des exemples le plus célèbre est celui de " l’effet papillon " de Lorentz .

Pour la petite histoire, " L’effet papillon " veut qu’une perturbation minime telle qu’un battement d’aile de papillon puisse, après un long moment, par amplification exponentielle déclencher un cyclone.
Cet exemple illustre bien ce que sous-entend la théorie du chaos : un non-sens de la prédiction à long terme, dû à l’impossibilité de contrôler toutes les perturbations pouvant exister au niveau de nombreux systèmes et de leur environnement.

Ceci implique une perte de certitude et une certaine impuissance des chercheurs face à ces phénomènes. Quoi de plus angoissant que cette dissonance cognitive, provoquée par une absence de certitude, qui se révèle difficile voire impossible à gérer psychologiquement. Cela expliquerait-il la difficulté qu'aurait l'individu à accepter ce nouveau point de vue ?

La réponse de I. Prigogine (1995) est pourtant claire : " la certitude n’a jamais fait partie de notre vie. Je ne sais pas ce que sera demain. Pourquoi penser que la certitude est la condition même de la science ? (...) La science traditionnelle identifiait raison et certitude, et ignorance et probabilité. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. "

EQUILIBRE VERSUS NON-EQUILIBRE ?

Dès 1945, I. Prigogine s’est intéressé au fait que le non-équilibre pouvait jouer un rôle organisateur. Il a distingué deux étapes dans cette démonstration, la première étape faisant référence à l’équilibre et la seconde au non-équilibre.

Du 19éme siècle au 20éme, les scientifiques s’intéressaient à l’équilibre, puis aux états proches de l’équilibre car " on avait tendance à croire que l’évolution vers l’équilibre était synonyme de perte d’information, d’une uniformisation du système. Or dés que l’on s’éloigne un tant soi peu de l’équilibre, on assiste à la coexistence de phénomènes d’ordre et de désordre."

La seconde étape fait, elle, référence au " non-équilibre ". Selon I. Prigogine, "s’éloigner de l’équilibre réserve des surprises". En effet, " il est impossible de prolonger ce que l’on a appris de l’équilibre, on découvre ainsi de nouvelles situations, parfois plus organisées qu’à l’équilibre. Cela se produit en des points particuliers, qui correspondent à des changements de phases de non-équilibre, ce que j’appelle des points de bifurcation. ".

Ce point de bifurcation, ce changement " de cap ", peut être provoqué par une succession d’événements. Ceux-ci, en atteignant un point critique, font prendre des proportions gigantesques à une petite perturbation et rendent impossible toute prédiction quant à l'évolution du système.
Le non-équilibre aboutit à une nouvelle cohérence, un nouvel état avec des propriétés nouvelles.
Le système transforme lui-même ses relations et crée ainsi de nouvelles propriétés lui permettant de réguler son état. C’est ainsi que l’on peut considérer ces systèmes comme capable de s’auto-organiser. La théorie du chaos aurait donc en son sein cette capacité d’auto-organisation ?
Ainsi " de même que l’excédant d’ordre engendre désordre et cacophonie, la théorie du chaos nous enseigne qu’il contient en lui-même ses propres facteurs d’équilibre et d’ordre." (R. Vaillancourt)

Alors de l'ordre dans le désordre ?

T.R.I. Août 2001

 suite bibliographie


(1) F. NIETZSCHE, La volonté de puissance, Tome 1, Gallimard.

(2)I. PRIGOGINE 1995 "Entretien avec Ilya Prigogine". Résonance n°9, octobre 1995 / Copyright ã IRCAM - Centre Georges-Pompidou. http://www.ircam.fr/activités/com-valo/communication/res9.html.


(3)P. BERGE 1994 "Chaos, hasard et prédictibilité". Revue "études" n°Octobre 1994.. Institut du management EDF/GDF.


(4)LAPLACE 1814 l'essai philosophique sur les probabilités

(5)P. BERGE 1994 "Chaos, hasard et prédictibilité". Revue "études" n°Octobre 1994.. Institut du management EDF/GDF. http://im.edfgdf.fr/im/html/fr/agora/a2.htm

(6)Ibid.


(7)Ibid.

(8)I. PRIGOGINE 1996 " les lois ne gouvernent pas le monde, mais celui-ci n'est pas non plu régit par le hasard. "

(9)H. Poincarré a ainsi démontré qu'"une cause très petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas voir, et alors nous disons que cet effet est du au hasard (...). Il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux(...). La prédiction devient impossible " in Article de P. BERGE

(10)C'est en tentant de comprendre pourquoi les prédictions météorologiques étaient impossibles à long terme, que Lorentz s'aperçut que l'intervention involontaire d'une très petite erreur d'arrondi dans une formule mathématique, pouvait avoir de grandes conséquences sur les résultats. "Cette différence dans les conditions initiales, croissait exponentiellement au fur et à mesure du calcul jusqu'à atteindre un niveau changeant du tout au tout les résultats obtenus. " (P. Bergé, 1994).

(11)La dissonance cognitive est un concept proposé par L. Festinguer pour désigner le malaise psychique dû au fait que l'on est partagé entre deux ou plusieurs idées contradictoires.

(12) I. PRIGOGINE, I. 1997. "Le désordre créateur". Tribune libre à I. Prigogine. Institut du management d'EDF/GDF.

(13)" Les systèmes fluctuent autour d'une moyenne et soudain dans des conditions de déséquilibre, ils rencontrent un point de bifurcation, point de décrochage au-delà duquel il est impossible de prolonger les courbes prédictives. "
(14) R. VAILLANCOURT, 1996. La prospective. MétaFuturs articles de réflexions. http://www.cam.org/~mdumont/

 


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