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 Si Dieu existe, d’où vient le mal ? 

— Si Dieu n’existe pas, d’où vient le bien ? »   (Leibniz)

Leibniz  a ici magistralement  posé les deux interrogations fondamentales de la métaphysique.

Le Dieu évoqué par Leibniz , Dieu d’infinie bonté, est inconciliable avec le concept de Mal.

De même, le concept de Bien implique nécessairement le concept de transcendance.

 

 

Il est évident que le bien et le mal ne prennent signification qu’à travers une conscience sollicitée par une échelle de valeurs immanente (que nous analyserons plus loin sous le nom de « surconscience »)   opposée aux pulsions puissantes d’une animalité aveugle, nécessaire, et brutale.

Or,  à la lumière de l’intelligence humaine, l’idée d’un Dieu de bonté et d’amour, origine et cause de toute chose et de qui tout dépendrait, est radicalement inconciliable avec le Mal tel que nous l’éprouvons ou que nous le concevons. En d’autres termes, le problème du mal est insoluble  si   on  l’intègre dans l’équation d’un Dieu-Père, créateur infiniment bon et omnipotent.

En effet, comment un Dieu d’amour, dans son infinie bonté, tout puissant de surcroît et de qui tout  procèderait,  aurait-il pu tirer du néant et donner l’être au monde des ténèbres, de l’erreur, du malheur, de la tristesse, de la cruauté ?  Serait-ce pour doter ses créatures de cette liberté dont il sait, dans son infinie préscience, qu’elle sera pour nombre d’entre elles l’occasion d’errer et de souffrir ? Car il ne s’agit pas de décider entre deux possibilités de bien, mais entre le bien et le mal.  

Ou alors, à l’usage d’un prudent agnosticisme, faut-il accepter le fait – et l’idée – que notre intelligence, imparfaite et limitée, n’est ni construite ni adaptée pour trouver réponse à cette fondamentale interrogation , laquelle  concerne la coexistence du Bien et du Mal dans un monde conçu par un Dieu omnipotent et d’infinie bonté ?      

En quel cas, par quel étrange machiavélisme sommes-nous durement confrontés à des interrogations auxquelles il nous est impossible de répondre?  Quelle volonté nous suggère les questions majeures, nettes et précises, qui interpellent tout homme digne de ce nom, concernant  sa destinée, le sens de son existence et de son être, l’orientation de ses choix en général,  en même temps qu’elle nous prive de la possibilité d’y répondre sans ambiguïté par insuffisance  et inadéquation de notre intelligence ?  En effet, comment utiliser valablement le faisceau historique de religions ou de doctrines  toutes âprement exclusives les unes des autres, et dont on ne voit que trop les côtés contradictoires, contingents, et trop étroitement séculiers ?

Certains, croyant résoudre le problème, ont prétendu que Mal et Bien n’étaient qu’illusion.

Mais au stade existentiel, il importe peu que Bien et Mal aient ou non une signification « en soi », c’est-à-dire une « vérité ontologique ». Comment dire qu’ils ne sont qu’illusion? Ce mot n’a pas de sens en l’occurrence  puisque notre vie s’organise à partir de cette « illusion », que  les faits de conscience qu’elle génère sont vécus, c’est à dire bien réels en tant que tels, et qu’ils constituent toute l’infrastructure autour de laquelle chaque existence va se construire.

Il importe peu que l’ego n’exprime  pas de « vérité absolue » si par le moyen de cet ego incertain on éprouve le vécu par lequel accéder à une part de vérité.

«  Tous les théologiens, tous les idéologues de toutes les religions passées, présentes - et à venir - se sont heurtés ou se heurteront - au problème fondamental qui hante l’humanité depuis que celle-ci a pris conscience de son état : le problème de l’existence du mal.»  (…) 

« ..comment un dieu peut-il être à la fois bon et mauvais, puisqu’on suppose que le Bien, sacralisé et placé au plus haut degré de l’échelle des valeurs, est l’essence même de ce dieu ? Toutes les religions, tous les systèmes théologiques ont posé comme postulat l’existence d’un dieu infiniment intelligent, infiniment bon, et l’on ne comprend pas que, tout à coup, ce dieu bon puisse commettre le mal, ou tout au moins qu’il puisse permettre l’existence parallèle en lui, ou à côté de lui, d’un être infiniment intelligent, certes, mais aussi infiniment mauvais.» (Jean Markale.  Montségur et l’Énigme Cathare. Éditions Pygmalion 1986)

Et puis cette fameuse liberté évoquée ci-dessus n’est-elle pas le pire des cadeaux lorsqu’il  peut y avoir  horreur et désespoir liés à la latitude de choisir ? Nul Dieu de bonté ne peut, sans incohérence à la lumière de notre logique, proposer à ses propres enfants des possibilités d’options qui les conduiraient à la détresse. 

Car enfin, quel être normalement constitué préfèrerait une liberté hasardeuse, alourdie – lorsqu’elle n’est pas illusoire –  d’éventuelles erreurs porteuses  de déception et de malheur, à la certitude d’un bonheur conditionné, certes, mais définitif, éternellement à l’abri des aléas d’un libre-arbitre dont on se demande quels seraient ses avantages en la présente occurrence !  Notre plus grande quiétude sur cette terre  est bien souvent le résultat de mécanismes parfaitement huilés et pour large part indépendants de notre volonté.  Qui accepterait de hasarder la sérénité d’un éternel bonheur  pour la malsaine vanité de se prévaloir d’une liberté dont on ne sait trop ce qu’elle signifie dans le contexte humain?

Nous avons vu combien notre espace de liberté est étroit – même s’il valide notre responsabilité dans certains cas – face aux conditionnements de toutes natures qui nous façonnent.  Comment opter valablement dans de telles conditions ?

Le problème du mal a toujours laissé – et laisse encore – les apologétistes dans l’embarras. Lié intimement à la liberté de l’homme et à la validité de l’éthique, ce problème met immédiatement en un relief abrupt les questions connexes de prescience et de prédestination.

Dans « Histoire et Destinée », le philosophe chrétien Jean Guitton à buté sur ces difficultés dont il dit qu’elles sont, à résoudre,  les plus difficiles qui soient.

« Dès lors, nous nous trouvons en présence de deux  problèmes insondables : le problème de la prescience et le problème de la prédestination.  Ces deux problèmes  ont de la parenté, puisqu’ils se rapportent l’un et l’autre à la relation de l’éternité et du temps.  Mais le problème de la prescience est surtout posé au philosophe.  Il s’agit de savoir comment une super-temporalité peut coïncider avec le temps sans abolir la réalité de la succession, surtout sans rendre illusoire la liberté de nos choix.

Le problème de la prédestination est plus théologique que philosophique.  Il concerne la pensée chrétienne.  Alors que le problème de la prescience ne mettait en jeu que le voir divin, le second concerne le vouloir divin.  Parler de prédestination, c’est se demander s’il n’y a pas en Dieu je ne sais quelle analogie de la haine.  Comment un décret super temporel porté par la puissance absolue peut-il déterminer le bonheur ou le malheur éternel, la destinée dans ce qu’elle a de plus dramatique ? Comment un verdict de cette omnipotence peut-il amener les destinées humaines, quoiqu’elles demeurent libres, à une fin qui semble déterminée d’avance ?

Ces deux problèmes, du point de vue affectif, se ressemblent, puisqu’ils mettent en jeu ce qui nous tient le plus à cœur: notre autonomie.  On comprend qu’il y ait un conflit radical entre Dieu et l’homme, si la liberté de Dieu exige l’absence de liberté chez l’homme.  On comprend que plusieurs penseurs modernes aient raisonné de la manière suivante: « Si Dieu est, alors je ne suis pas libre. Or je suis libre. Il faut donc dire que Dieu n’est pas ….»

(Jean Guitton. Histoire et Destinée. Desclée de Brouwer)

Tous ces paralogismes des Écritures avaient déjà inspiré à Abélard, le fameux amant d’Héloïse, des prises de position déclarées schismatiques et par lesquelles il professait : « Satan n’a pas de droits sur l’homme et ne peut en avoir qu’autant que Dieu le lui permet, puisque c’est Dieu le créateur et maître de toute chose. » 

« Puisque la bonté divine pouvait sauver l’homme par un acte de volonté absolue, quel besoin, quelle nécessité, quelle raison de supporter que le fils de dieu se soit revêtu de notre chair, qu’il ait souffert tant de misère, enduré ces épreuves, cette flagellation et ces crachats, qu’il soit enfin mort sur la croix pour nous racheter, »

« Comment peut-on prétendre que nous soyons justifiés, réconciliés avec Dieu par la mort de son fils, puisque l’homme l’a beaucoup plus offensé en lui donnant la mort qu’en mangeant du fruit défendu ? »

Pour ne pas désespérer de Dieu, il faut donc le priver d’omnipotence, et le supposé confronté à un ordre de choses sur lequel il n’a  pas prise, ou encore le concevoir antagoniste de son symétrique en négatif, à son reflet sans couleurs, dont nous aurions, avec son aide, à déjouer les attirances  létales.

En toute objectivité, Renan à pu dire : « L’espérance n’est pas un argument puisqu’il se pourrait que la vérité fût triste »

Cependant, tous les penseurs, tous les théologiens, occidentaux ou moyen-orientaux ont crédité leur Dieu des  qualités positives humaines, (bonté, beauté, justice, amour, etc.) en les transcendant à la puissance infinie. Pourtant, si l’on s’en tient à l’analyse objective des faits, ils auraient tout aussi bien pu, et avec la même logique, évoquer un Dieu en négatif, c’est-à-dire infiniment mauvais, infiniment injuste, etc. et qui aurait les mêmes difficultés que son symétrique positif à appliquer ses attributs à notre monde. Pourquoi donc  l’indéfectible aspiration des hommes aux idéaux éthiques et esthétiques les éloignent de cette trop cartésienne rationalité? 

Constatons dans ces deux cas de figure subsiste une inconnue :

–  pourquoi le « bon » Dieu aurait-il créé des êtres mauvais, cruels, cyniques, méchants?

–  pourquoi le « mauvais » Dieu aurait-il créé des êtres capables de bonté ?

Nous avons répondu ci-dessus à cette double interrogation :

1/  Dieu – qu’il soit infiniment bon ou infiniment mauvais – n’est pas infiniment puissant.  Il n’a pas pu créer des êtres selon sa volonté, et son pouvoir est limité. Un « espace de liberté » inaliénable lui échapperait. Ce qui revient à dire que ses attributs ne sont pas infinis. Dieu serait puissant sans être omnipotent, très savant sans être omniscient, etc.  Nous verrons plus bas ce que l’on peut en penser

2/  Sinon, en constatant selon les normes humaines dans les êtres et dans les choses l’universel affrontement entre le Bien et le Mal, il faut  souscrire au dualisme manichéen de deux entités transcendantes et opposées. Entre les deux, l’homme serait l’objet de leurs sollicitations antagonistes.

Hypothèse : L’être serait la résultante d’une Volonté Négative, poussant sa création jusqu’au plus haut degré de conscience première, avide de constater l’expansion hégémonique d’une  super-intelligence égocentrée, incapable par nature de la moindre perception de « l’autre », inapte par conséquence à la moindre  empathie, avec toutes les conséquences dramatiques qu’un tel monstrueux égoïsme peut générer, et sur laquelle une volonté positive antagoniste aurait insufflé une surconscience, c’est-à-dire une capacité de percevoir l’autre comme alter ego, associée  à une volonté d’auto-jugement  à la lumière d’une échelle de valeur construite sur le Bien, le Beau, le Bon

Il convient donc apparemment d’évacuer le concept chrétien d’un Dieu-Père omnipotent et infiniment bon. Ou alors il faut renoncer à une explication intelligible du problème du Mal.

En effet, pourquoi sommes-nous condamnés à nous poser des questions auxquelles il nous est impossible de répondre?    Par quelle étrange inadéquation – ou par quelle malveillance originelle –  une part de notre être s’acharne à savoir ce que ni l’intelligence ni l’intuition ne peuvent  lui apprendre?    Face à cette insupportable ignorance, comment croire et comment agir? Peut-être alors  faut-il tendre l’oreille aux murmures d’une surconscience voilée et pathétique qui  s’évertue à nous faire parvenir son message. Mais pourquoi cette semi-clandestinité? Et qui justifiera ce qu’elle affirme?

La profession de foi de Teilhard de Chardin éclaire d’un jour particulier cet étrange et troublant antagonisme, surtout  quand on connaît l’engagement spirituel  de l’homme :

«Les ombres de la foi... Pour justifier cette obscurité si étrangement incompatible avec le soleil divin, les docteurs nous expliquent que le Seigneur, volontairement, se cache, afin d’éprouver notre amour. Il faut être incurablement perdu dans les jeux de l’esprit, il faut n’avoir jamais rencontré en soi et chez les autres la souffrance du doute, pour ne pas sentir ce que cette solution a de haïssable. Comment, mon Dieu, vos créatures seraient devant vous, perdues et angoissées, appelant au secours. Il vous suffirait, pour les précipiter sur vous, de montrer un rayon de vos yeux, la frange de votre manteau, - et vous ne le feriez pas?

L’obscurité de la foi, à mon avis, n’est qu’un des cas particuliers du problème du Mal. Et, pour en surmonter le scandale mortel, je n’aperçois qu’une voie possible: c’est de reconnaître que si Dieu nous laisse souffrir, pécher, douter, c’est qu’il ne peut pas, maintenant et d’un seul coup, nous guérir et se montrer.» (...) L’immensité organique de l’Univers nous oblige à re-penser la notion d’omni-suffisance divine : Dieu s’achève, Il se complète, en quelque façon, dans le Plérôme. Toujours sous le même angle, un autre ré-ajustement s’impose à notre pensée en ce qui concerne l’idée d’omnipotence. (...) Nous entrevoyons maintenant que la Création ne peut avoir qu’un objet : un Univers, qu’elle ne peut s’effectuer (observée ab intra) que suivant un processus évolutif (de synthèse personnalisante) (...)  (...) Reconnaître que  Dieu ne peut créer qu’évolutivement  résout radicalement, devant la raison, le problème du Mal (celui-ci est un « effet » direct d’Évolution), - et explique en même temps la manifeste et mystérieuse association de  Matière et Esprit  (Comment je crois. Teilhard de Chardin. Éditions du Seuil)

Les passages ci-dessus éclairent d’un jour nouveau la définition du Dieu de l’Église Catholique : Il y perd son omnipotence, et, peut-être, son omniscience.

Il s’ensuit que le Dieu de Teilhard de Chardin n’est pas le Dieu de la Genèse. Celui-ci, omniscient et omnipotent, détient sans partage tous les possibles de la création assujettie par  sa divine volonté à l’espace et au temps. Le Beau, le Bien, le Bon  sont entre ses mains créatrices.  Et puisque – dixit la Genèse – Dieu a voulu,  dans sa toute-puissance que ces « catégories » fussent relatives , et que cela impliquât nécessairement leurs antonymes,  ( ce qui n’est pas Beau, ce qui n’est pas Bien, ce qui n’est pas Bon )    il faut donc que ces antonymes manifestent le Mal.  Et ainsi le Dieu de la Genèse serait à l’origine du Mal ! !

Teilhard, en refusant cette conclusion, refuse implicitement ces antinomies. Pour lui, Dieu n’a pu créer que le Bien : le mal ne serait que le reflet négatif lié nécessairement à la création évolutive seule possible entre les mains d’un Créateur dépourvu  d’omnipotence et de totale liberté.

Le Dieu de Teilhard nous renvoie ainsi  une autre image du traditionnel Dieu de la Bible. Il est un Dieu en puissance, soumis à un ordre de chose contre lequel il parait sans pouvoir. Il ne peut que « mettre en chantier » un univers évolutif, par lequel il se « pléromise » en actualisant sa propre essence à travers des manifestations de moins en moins alourdies de matière. Et c’est pourquoi cet univers ne peut être qu’imparfait,  condamné aux tâtonnements, aux essais, aux fausses routes  et donc aux erreurs de tout processus contingent et évolutif. 

En effet, le concept d’ « évolution » implique nécessairement  une idée de progression, une montée du « moins » vers le « plus », une transformation  dans le temps de l’inachevé vers l’achevé, c’est-à-dire en l’occurrence de l’imparfait vers le parfait. Ce qui implique – c’est à noter – un sous-produit résiduel, un déchet qui doit s’atténuer progressivement pour s’évanouir au terme de la dynamique évolutive. Et ce déchet, ce sous-produit serait la base même du Mal.

Mais comment une évolution, perfectible par définition,  pourrait-être l’œuvre d’un Dieu d’infinie perfection? La nature même de notre univers en devenir infirme définitivement  l’idée d’un créateur de bonté et perfection absolues, la perfection absolue incluant l’omnipotence. Le Mal, sous-produit de toute dynamique évolutive, nie toute idée de perfection immédiate.

Pour Teilhard, il faut donc dire que Dieu, s’il est puissant, n’est pas tout puissant. 

Le Dieu des Écritures n’est sûrement pas ce Dieu là !        

Pourtant la conception Teilhardienne de la divinité est la seule conception de la transcendance que l’intelligence humaine  puisse accepter dans le cadre du christianisme comme de toute religion.

Et c’est la seule qui puisse réconcilier le dogme et la raison. Le problème du Mal peut alors trouver un début d’explication cohérente. Encore que le fondement ontologique du Mal n’en soit pas résolu pour autant, puisqu’il échapperait à la volonté divine, son mode d’apparaître serait lié à la seule possibilité d’émergence de l’être à travers l’évolution d’un univers dans le temps et dans l’espace.

Si, comme l’affirme Bergson, « Dieu n’est pas mais Il devient », et si, comme le professe Teilhard nous participons à ce devenir, alors notre « vouloir » imparfait, nos erreurs en pensées et en actes, notre hédonisme, impliquent un  résidu qui est le Mal.  En effet, comme dit plus haut,  toute évolution nécessite un mouvement du moins vers le plus, ou de l’imparfait vers le parfait.

Dès lors que l’être est manifesté dans « le temps par lequel tout vieilli », la souffrance physique est vécue  comme fatalité dès l’avènement de la  conscience animale au premier degré, et jusqu’à l’homme y compris.  En revanche, le mal moral, au niveau de la pensée réflexive, serait le  sous-produit d’actions mal orientées, de choix dévoyés par les mirages de la facilité,  d’illusions doctrinales impérialistes,  d’orientations éthiques consciemment refoulées sous la pression de l’égoïsme, de l’ambition, ou d’une animalité mal dominée. En bref, le sous-produit d’une méconnaissance fondamentale de l’être et de l’action pour lesquels notre espèce a émergé, si, comme le professent les philosophies du mérite et la plupart des religions, la finalité de l’évolution ne peut être que l’émergence dans l’absolue perfection éthique et esthétique.

Mais comment faire entrer dans ce schéma la mère qui tient son enfant mort dans ses bras, surtout si cette mort est sans cause humaine ?

En revanche, lorsque l’homme est la cause du malheur de l’homme, peut-être faut-il comprendre que le mal est d’abord ignorance et donc injustice, et que sa manifestation la plus scandaleuse est la souffrance de l’innocent par la faute ou l’erreur monstrueuse de « l’autre », tragique alter ego mal dégagé d’une animalité récente, « bête » au sens premier du terme, égaré par manque d’intelligence proprement humaine dans les voies de l’incompréhension, du fanatisme, de l’étroitesse doctrinale, c’est-à-dire, finalement, incapable par insuffisance psychique  de  percevoir le message surconscient qu’à des degrés divers, tout homme porte en soi. Murmure voilé, ce message  nous dit que par delà le sentiments aigu de notre individualité, nous participons avec tous les hommes à l’avènement de l’esprit par achèvement de l’univers, et que les voies qui y conduisent sont, d’abord, compréhension, intelligence, amour  et  altruisme.

Ceci dit, il n’y a là que l’explication d’un processus, et il faut bien en revenir à l’interrogation originelle, ontologique : pourquoi le mal est-il?

Une  thèse  possible ?

Nous l’avons vu, pour Bergson, rejoint dans une certaine mesure par Teilhard de Chardin, Dieu n’est pas, mais il devient. Tout se passe comme si l’Esprit Universel, puissant mais non « tout-puissant », cherchait à consommer son Être par le biais de la matière organisée. Comme si le monde de la Lumière,— dont une étincelle nous constitue par l’immanence morale,— occulté en partie par le poids des inerties premières – laisser-aller, veulerie, inaction, stupidité, égoïsmes, incompréhensions – tous équivalents « psychisés » de la massivité mécanique d’une matière sans fantaisie, comme si, donc, le monde de la Lumière  nous implorait tragiquement d’un effort pour conjurer ensemble la pesanteur létale et attirante des atonies élémentaires. Ce qui veut dire que l’Esprit Universel est, au début du temps, un « Esprit  originel »  qui a le pouvoir de « lancer la machine » afin  qu’elle parvienne au long des ères   et avec l’aide des hommes à  l’ultime perfection .  Cette perfection est donc à atteindre, elle est virtuelle, non encore actualisée,  et récuse en conséquence le concept d’un Dieu préexistant, omnipotent,  parfait et  à l’origine de toutes choses. Ce Dieu est uniquement au départ. Il cristallisera cette perfection  à la fin de l’aventure humaine, comme le sommet  définitif du cône de l’Évolution. Ainsi donc , comme dit ci-dessus, Dieu n’est pas mais il devient avec l’aide des hommes. Il ne faut pas voir dans cette proposition un anthropocentrisme orgueilleux mais simplement la participation  demandée à  chacun de nous, en vertu de l’étincelle de spiritualité qui nous habite, à la définitive consommation de l’Esprit.

Mais pourquoi les « inerties premières » s’opposent-elles à cette exaltante dynamique? Selon quelle volonté pourraient-elles occulter la Lumière? Ou alors de quel chaos initial seraient-elles le résidu dont nous aurions à surmonter les négations? De quel Dieu vaincu – ou naissant – témoignent-elles, ces inerties premières, dont il faudrait ensemble, Dieu et Homme, vaincre et dépasser les mortelles séductions?     Et pourquoi l’absence de « bien » ne serait pas « neutre » plutôt que « mal »?

Quel obscur thaumaturge, quelle puissance des ténèbres a pu forger la peine des hommes, enserrant le monde dans le filet sans fin des réprobations? A quel Dieu malfaisant devons-nous nos tourments? Ou plutôt – puisque Bien et Mal ne sont pas dans les choses mais dans l’esprit qui pense les choses – à quel Dieu de la Nuit devons-nous une conscience sensibilisée et durement impressionnée par tels états particuliers du manifesté qu’elle appelle le Mal, et dont elle peut souffrir jusqu’à la mort?  

Dans «Les deux sources de la morale et de la religion» Bergson a largement évoqué le problème du mal.

« Chez l’homme lui-même, la souffrance physique n’est-elle  pas due bien souvent à l’imprudence et à l’imprévoyance, ou à des goûts trop raffinés, ou à des besoins artificiels ? Quant à la souffrance morale, elle est au moins aussi souvent  amenée par notre faute, et de toute manière elle ne serait pas aussi aiguë si nous n’avions surexcité notre sensibilité au point de la rendre morbide; notre douleur est indéfiniment prolongée et multipliée par la réflexion que nous faisons sur elle. Bref, il serait aisé d’ajouter quelques paragraphes à la Théodicée de Leibniz. Mais nous n’en avons aucune envie. Le philosophe peut se plaire à des spéculations de ce genre dans la solitude de son cabinet : qu’en pensera-­t-il, devant une mère qui vient de voir mourir son enfant ? Non, la souffrance est une terrible réalité, et c’est un optimisme insoutenable que celui qui définit a priori le mal, même réduit à ce qu’il est effectivement, comme un moindre bien. Mais il y a un optimisme empirique, qui consiste simplement à constater deux faits : d’abord, que l’humanité juge la vie bonne dans son ensemble, puisqu’elle y tient; ­ensuite qu’il existe une joie sans mélange, située par delà le plaisir et la peine, qui est l’état d’âme définitif du mystique. Dans ce double sens, et de ce double point de vue, l’optimisme s’impose, sans que le philosophe ait à plaider la cause de Dieu. Dira-t-on que si la vie est bonne dans son ensemble, elle eût néanmoins été meilleure sans la souffrance, et que la souffrance n’a pas pu être voulue par un Dieu d’amour?  Mais rien ne prouve que la souffrance ait été voulue. » (Les deux sources de la morale et de la religion)

S’il est vrai que la douleur est un message sensoriel interprété par une conscience, l’intensité de la douleur perçue sera donc directement proportionnelle à la complexification du système nerveux concerné. Dans cette mesure, il est certain qu’elle deviendra de moins en moins signifiante en redescendant  la pyramide du vivant, du très compliqué au très simple. Ceci étant, la position cartésienne réduisant l’animal au niveau de la machine est inacceptable. Parce que toute souffrance, si faible soit-elle, est un scandale.

« ... Il faut admettre l’existence possible d’un psychisme tellement dilué qu’il n’aura plus qu’un rapport très lointain avec ce que ce mot signifie à l’échelle de l’homme, ou même de l’animal ... (...) Ce psychisme est un « état de conscience » qui fera que telle ou telle structure matérielle pourra avoir, à certains moments, dans certaines régions de l’espace et du temps, un comportement qui laisse transparaître (même de façon très vague) une sorte de prévision du futur immédiat, c’est-à-dire une connaissance de l’acte à accomplir pour tendre vers un but assigné à l’avance.» (Jean E. Charon, La Connaissance de l’Univers, p. 136 et 139, Ed. du Seuil.)

Dans le passage cité plus haut, Bergson nous montre que Leibniz esquive le problème ontologique du mal  en lui substituant le problème des causes humaines de son apparition.

Mais la douleur n’est-elle pas en soi indépendante de sa cause? N’en est-elle pas moins réelle si nous en sommes à l’origine par imprudence, sottise, maladresse ou vanité?

Plus loin, Bergson nous dit que   «...rien ne prouve que la souffrance ait été voulue Très justement, il remet par là en cause l’omnipotence divine. Nous en avons parlé plus haut. Il est vrai que nous nous forgeons a priori  une idée de Dieu, que nous le dotons de qualités humaines élevées à la puissance infinie. Puis nous constatons qu’il y a inadéquation entre cette perfection  et ce que nous sommes, ou ce qu’est le monde qui nous entoure. Alors, déçu parce que l’image de son Dieu est inapplicable au réel, l’homme se prend à douter. Comment notre monde imparfait pourrait être l’œuvre d’un Dieu de perfection?

Que faut-il penser?  Revenons plutôt, comme on l’a vu  ci-dessus,   sur l’infini des attributs  divins, avant de conclure à l’inexistence de Dieu. Envisageons sereinement l’hypothèse d’un Dieu en voie de consommation, qui serait puissant sans  être omnipotent,   ce qui ouvre la porte à des options  porteuses d’avenir.

S’il est sage de ne pas forger  « une définition de Dieu qui permettrait de conclure à ce qu’est ou que devrait être le monde » (Idem), en revanche on peut s’étonner que l’homme soit apte à imaginer un idéal de perfection  qui ne serait jamais qu’un fantôme ou l’ombre d’un songe! Et comment lui reprocher de rêver cet idéal, puis d’en faire un modèle et l’ultime référence à laquelle accrocher sa moisson de lauriers?  Faut-il comprendre avec Bergson que cet idéal est à créer, comme nous l’avons vu plus haut?  

Concluons. le mal, quelle que soit sa vérité – existentielle ou ontologique – est radicalement incompatible avec le concept d’un dieu infiniment bon, infiniment puissant et cause première de toutes choses.

 

 

 

analyse

Le manichéisme  – ou, mieux, le zoroastrianisme – conscient du problème insoluble que constitue le Mal en référence à un Dieu de bonté, nous en propose une théogonie conséquente. Il va susciter dans sa mythologie majeure le couple des deux jumeaux, Ohrmazd (principe du bien), identifié à Ahura Mazdah, le Dieu suprême (?),  et Ahriman (principe du mal). Leur opposition temporelle doit se terminer par la victoire d’Ohrmazd si les hommes ont su décrypter le message métaphysique plus ou moins occulte de la surconscience.

Ou alors, comme dans la théorie bergsonienne, Dieu n’est pas mais il devient, ce qui implique notre participation à cette émergence, sans apporter la moindre lumière sur la dualité fondamentale « Bien-Mal »

Soit encore, avec les matérialistes, il faut évacuer le concept de Dieu qui ne serait qu’une création gratuite de l’esprit humain, et replacer les notions de Bien et de Mal dans un contexte purement phénoménal, ce qui les abstrait par définition de toute connotation métaphysique. Dans cette optique, nous l’avons vu, la morale ne serait  qu’une nécessité sociale de chaque groupement humain en tant que tel. Ce qui revient à résoudre le problème en le niant.  Cependant : «  on sait les difficultés, voir l’impossibilité, qu’il y a aujourd’hui à fonder une morale en dehors de toute transcendance…. » (Bouddhismes, philosophies et religions. Bernard Faure. Flammarion) De plus, il faut bien nettement distinguer  – et séparer – la « morale fermée » qui n’est qu’une législation sociale, de la « morale ouverte » à laquelle seule devrait s’appliquer le substantif « morale » comme nous allons le voir.

De la réglementation sociale à la morale

La plupart des hommes ont rangé l’impératif moral surconscient sous l’oriflamme d’une religion ou d’une philosophie, c’est-à-dire, au moins pour la première,  d’une transcendance. En effet, nulle justification ne s’en peut dégager qui soit d’ordre rationnel, ce qui oblige le matérialisme, comme nous l’avons déjà noté,  à ne voir dans cette instante pression éthique que la conséquence secondaire, adventice, liée à la nécessité de tout  ordre social. L’obligation morale ne serait qu’un sous-produit indispensable à la vie collective, et ses corrélats affectifs, épiphénomènes contingents, ne relèveraient que de l’organisation aléatoire  des choses.

Il y a là, et depuis longtemps, une fâcheuse ambiguïté sémantique qui place sous le même substantif  –  la morale –  deux réalités bien distinctes :

— d’une part  les règles (les lois) qui s’appliquent nécessairement   à toute structure sociale dès lors qu’elle veut assurer sa pérennité C’est le cas de toutes les collectivités animales dont la durée – la survie –  dépend étroitement de normes strictes – mais sans connotation éthiqueà ne pas transgresser. Il s’agit là d’une autorégulation liée par nature à toute entité populationnelle originale pour perdurer et maintenir sa propre identité. Ces lois sont des normes sociales. Elles prennent abusivement le nom de « morale » lorsqu’elles s’appliquent aux collectivités humaines.

— d’autre part l’impératif axiologique (l’échelle de valeur)  propre – exclusivement propre – à l’espèce humaine, indépendant de toute construction sociale ou collective, et qu’à des degrés divers  tout homme porte en soi, indépendamment de sa race, de sa culture, ou de la parenthèse historique ou temporelle qui l’inclut. (A preuve, observons la permanence et la constance,  dans l’espace et dans le temps, du message « moral » véhiculé dans une commune compréhension par toutes les civilisations et par tous les solitaires de toutes les époques et dans tous les pays du monde, à de rares exceptions près.)

La confusion provient  de ce que ces deux systèmes de valeurs – pragmatique d’une part et purement moral d’autre part –  cohabitent nécessairement au sein des communautés humaines, et coïncident par certains points. Et si leurs finalités sont différentes, les moyens pour y parvenir peuvent se superposer. Une certaine coalescence en résulte qui a pu faire croire à leur identité.  Ils sont pourtant d’origines divergentes, sinon opposées : nécessité sociale pour l’un et  suggestion surconsciente pour l’autre. L’amalgame de ces deux formes d’admonestation (pragmatiques et morales) est à l’origine de graves malentendus. Dans « Les deux sources de la morale et de la religion » (P.U.F.) Henri Bergson distingue nettement la « morale fermée » qui n’est que l’ordre social inhérent à la condition animale  – l’organisation sociale humaine est une extrapolation de l’organisation sociale animale – de la « morale ouverte », intuitive et émotionnelle, qui transcende la rationalité. « Nous avons vu que le pur statique, en morale, serait de l’infra-intellectuel, et le pur dynamique du supra intellectuel. L’un a été voulu par la nature, l’autre est un apport du génie humain. Celui-là caractérise un ensemble d’habitudes qui correspondent symétriquement, chez l’homme, à certains instincts de l’animal ; il est moins qu’intelligence. Celui-ci est aspiration, intuition et émotion ; (...) il est plus qu’intelligence »          

Il faut donc s’en tenir, pour expliciter le problème du Mal, soit à une métaphysique bergsonienne de participation à un achèvement,  soit à cette métaphysique dualiste dont on retrouve d’ailleurs le canevas – à travers l’espace et le temps – dans toutes les constructions religieuses évoluées.

Le mythe du Dieu unique, souverain dans son ipséité, n’y résiste pas dès lors qu’il doit composer avec un homologue antagoniste dont Il demande aux hommes de ne pas écouter le discours tentateur, en lui opposant une implicite échelle de valeurs.

La dogmatique religieuse oppose en général  deux Principes symétriques, positif et négatif, qui détiennent apparemment chacun la moitié du pouvoir. Ou encore un Principe moteur Positif à un milieu d’Inertie Élémentaire avec lequel il (ce Principe) doit composer.

Il est rassurant d’affirmer que le Principe du Bien  doit triompher et qu’il est finalement le seul à qui attribuer le nom de Dieu. Pourtant, force est de constater dans les faits (jusqu’à l’avènement de la pensée réflexive) une prééminence de la violence brutale tout au long de l’Évolution, par laquelle violence permettre et affirmer la survie des plus  forts, des plus virulents, des plus fougueux, au mépris de tout sentiment de pitié, de compassion ou de simple compréhension. Apparemment, il semble bien que l’évolution des espèces ait dû se satisfaire de cette seule opportunité: la Loi du Plus Fort.  Pour assurer la pérennité de la race et son expansion, la pérennité de l’individu exigeait l’affirmation violente et autoritaire de son propre « moi », la vie des uns dépendant de la mort des autres. Rien qui ressemblât à autre chose qu’un mécanisme brutal pour manier de la matière vivante, c’est-à-dire capable de souffrance.    Comme nous l’avons dit plus haut, il faut en conclure que le Principe Négatif a participé à la genèse de l’Être jusqu’à l’émergence  – sous quelle influence ou par quelle volonté, sinon celles du principe opposé  d’une échelle de valeurs immanente à la pensée devenue consciente d’elle-même. Dès lors, la Vie va orienter son cours en intégrant un critère nouveau et révolutionnaire dans la dynamique de sa poussée : au lieu d’un expansionnisme démographique et géographique aveugle favorisé par des opportunités mutagènes aléatoires, un choix  devenu possible va s’exprimer, déterminé par une hiérarchie axiologique  jusqu’alors inconnue. Les hommes vont croire aux idéaux de  Bonté et de  Beauté et  ils mourront pour des Idées. Et enfin, le génie génétique pourra orienter l’Évolution en fonction d’une évaluation éthique.

Ainsi la manifestation tardive du Principe Positif au sein de cet être ambigu,  l’homme, « trois-quarts « bête » un quart « ange », est-il en faveur d’une forte présomption métaphysique dualiste. Reste à connaître le pourquoi de cet antagonisme primordial, et aussi pourquoi il aura fallu attendre si longtemps pour qu’enfin se manifestât plus clairement le Pôle positif de la Suprême Dualité. Et pourquoi encore les Voix de lumière, de sérénité et d’amour  ont-elles si faiblement murmuré dans la cacophonie discordante des vociférations  exaspérées, des cris de peur et de colère qui ont montés – qui montent toujours –  tout au long du chemin de la Vie ?

Tout simplement parce que le sens des valeurs morales et esthétiques ne pouvait émerger  du psychisme qu’à partir d’un seuil minimal d’organisation, et donc de complexité. Ce seuil, tout récemment atteint à l’échelle du temps de l’Évolution, marque le passage de la pensée simple à la pensée consciente d’elle-même. Et ceci répond peut-être à la question évoquée ci-dessus : nulle éthique ne pouvait apparaître avant l’homme. De plus, la mutation révolutionnaire qui nous a fait ce que nous sommes est trop neuve pour avoir  actualisé toutes ses virtualités et porter déjà tous ses fruits.

Parce que les temps ne sont encore pas venus, les égoïsmes obscurs ont prévalu jusqu’ici. Il faudra donc patienter quelques centaines de siècles pour que la face positive du « Janus- Évolution » acquière son ultime lumière au détriment de la face animale qui lui est opposée.

Et si l’Évolution s’est arc-boutée sur les forces élémentaires pour avancer, c’est parce  qu’elle n’avait pas d’autres options possibles, que c’était la seule voie disponible, et qu’elle attendait la mutation  définitive par laquelle passer enfin le relai à l’intelligence réflexive. A charge pour les nouveaux responsables de décrypter le message difficile qu’elle avait à leur confier.

Ce scénario, seul acceptable pour l’intelligence humaine, peut accueillir l’une ou l’autre des deux options évoquées plus haut : soit une transcendance duale et dont l’opposition se terminera par la victoire de l’un des principes constitutifs, soit – option plus convaincante –  une entité spirituelle positive en voie d’achèvement et confrontée avec et à travers les hommes au dur problème du Mal. Peut-être les chrétiens accepteraient-ils cette dernière version en identifiant cet achèvement au Plérôme paulinien ?

En constatant dans chacun de nous la cohabitation à des degrés divers des Forces Obscures – égoïsme,  bêtise, incompréhension, nihilisme, haine, –  et des Forces de Lumière – bonté, altruisme, compassion, compréhension, amour, –  on ne peut que souscrire à l’idée d’un élan difficile vers des valeurs positives, élan auquel un murmure lointain et pathétique nous demande de participer.

Et cet élan, en intégrant nécessairement une hiérarchie de valeurs, ouvre à l’Homme un éventail inouï de choix révolutionnaires qui vont lui permettre de s’abstraire définitivement  des mécanismes aveugles et brutaux de l’Évolution. Césure majeure, rupture irréversible entre un psychisme pensant (animalité) et une conscience qui se pense pensant (hominité)  Faut-il redire que la différence entre les deux est de nature et non pas de niveau?

Nous l’avons vu plus haut : les temps ne sont  pas encore venus. Aussi, par quels détours laborieux, par quels difficiles cheminements le «  Jumeau Positif », voix de compréhension et d’amour,   a dû et doit toujours passer pour qu’enfin son murmure insistant parvienne aux oreilles humaines! Et dans quelle incertaine condition ! Et quelle insuffisance dans l’attention qu’il éveille ! Par quelle négligente désinvolture n’est-il pas traité dans l’ombre étouffante d’un frère trop facilement jovial et tentateur par ses chemins de facilité !

Pourtant, une porte s’est entr’ouverte sur un autre horizon. Mais qu’elle est faible, incertaine  et fugitive la lueur qui en émane! Et qu’il est difficile à comprendre le geste qui voudrait nous montrer le chemin !

Qu’importe, si cette lueur doit devenir la Définitive Lumière dont a parlé Zarathoustra !

une nouvelle métaphysique ?

Nous avons établi que le problème du mal est définitivement et radicalement inconciliable avec le concept d’un Dieu omnipotent, omniscient et infiniment bon. Alors ?

Alors ne faut-il pas en revenir à l’idée bergsonienne d’un Dieu en devenir ? Si le concept évoqué ci-dessus d’un Dieu de perfection absolue nous interpelle avec force, c’est que cette grande idée, qui n’est que virtualité à notre niveau actuel de la durée, devra nécessairement s’actualiser dans les ères à venir. Comme dit plus haut, nous sommes conviés à cette actualisation , qui ne saurait être autre chose que la consommation définitive des étincelles spirituelles qui ont constitué, constituent, et constitueront toute pensée, passée, présente et à venir. 

      Il est vrai que la conception humaine du « Temps » rend difficile la compréhension de cette consommation.  Pour ne pas tomber dans un anthropocentrisme ridicule, il faut bien postuler, saupoudrant les galaxies, et plus ou moins loin dans le temps et l’espace, des myriades d’entités pensantes regroupées en « populations » qui ont été, sont ou seront, tout au long des millénaires et en tous lieux de l’univers ou de favorables  opportunités ont permis ou permettront leur émergence.

Notons au passage cette autre forme d’anthropocentrisme naïf qui interdit à certains scientifiques de concevoir la vie autrement que conditionnée par la biochimie du carbone,  c’est-à-dire par notre biochimie humaine. Cet affligeant réductionnisme ne peut concevoir de pensée que greffée sur une architecture matérielle voisine de la nôtre ! Alors qu’il est tout à fait possible que la vie soit issue de constructions dont nous n’avons aucune idée, sans préjudice d’une pensée éclose indépendamment de tout support, quel qu’il soit. L’astrophysique nous dit que tous les objets célestes que nous percevons dans les espaces intersidéraux  paraissent construits sur un même schéma et avec le même stock de matériel élémentaire. Qu’est-ce que cela prouve ? Sommes-nous capables de percevoir des architectures de matière qui nous seraient totalement étrangères ? Toute explication doit nécessairement se mouler dans le cadre contingent de notre propre entendement. Comment s’étonner de n’y trouver que ce qui y était déjà ?

Et comment nous, les hommes, ferons-nous  correspondre des Pensées qui auront apparu – ou qui apparaîtront -  à travers les abimes du Temps et de l’Espace, sinon en récusant  tout attribut d’absoluité au Temps et à  l’Espace ? 

L’ éternel  instant  de saint Augustin, ne  veut-il pas  que tout soit simultané et contigu ? Et n’est-ce pas cette simultanéité , inaccessible à notre humaine perception, qui manifestera les conséquences de tout le libre-arbitre que la Vie aura laissé éclore au long des ères ?

Par ailleurs, l’Un Définitif , parfaitement homogène,  n’est-il pas  compréhensible que par l’abolition de toutes différences ?  Il ne saurait donc y avoir pluralité à l’intérieur de cette parfaite homogénéité. Chaque monade de l’Un Définitif, sera simultanément – si ces mots conservent un sens par delà le temps et l’espace – Unité et Totalité. On peut dire aussi que chaque pensée individuelle s’abolira  dans une Pensée totale définitive qui conservera la mémoire de chacune de ces pensées dans une unité- multiplicité hors notre compréhension.

Il nous faut donc accepter l’idée d’une perfection en devenir dont nous sommes les constituants évolutifs et dont la Parousie chrétienne peut nous donner un aperçu.

Mais ici réapparait la question ultime, et  sans réponse que nous avons déjà posée:  Pourquoi  un  univers en évolution qui récuse donc toute idée de perfection  immédiate ? Comment accepter qu’un Dieu d’infinie perfection ait pu tirer l’imperfection du néant ? Pourquoi faut-il faire évoluer, au prix de douleur et de peine, un monde qui aurait pu d’emblée accéder  à ce qu’il nous faut bien appeler un achèvement ? Et si donc le Dieu que postule la religion est infiniment bon, comment n’en pas conclure que son pouvoir est limité puisqu’Il n’a pu éviter le mal lié aux erreurs d’un monde en devenir  qui implique résidu et déchets justement parce qu’il est en devenir ?