5.4. Le problème de la conscience    (extrait de thèse)

Par Jean-Louis Tripon

     Le problème de la conscience est d’abord d’ordre sémantique, car il n’y a guère d’autres termes plus polysémiques que celui de « conscience ». Il en résulte un amalgame des plus confusionnels au sein de notre champ sémantique et de notre esprit. Ce terme peut à la fois et selon les circonstances vouloir signifier de l’éthique, une perception, une intuition, une intention, un pouvoir d’imagination ou de raisonnement, la globalité d’un être subjectif, un concept de la psychanalyse, et votre sentiment ontologique du soi pensant, que l’on trouve dans l’expérience du cogito cartésien. Il faut donc commencer à faire une réduction sémantique et évacuer du sens de ce terme tout ce qui n’est pas la simple révélation d’un contenu conscient.

    Après cette réduction, il nous reste encore à distinguer dans la révélation, le contenu conscient du contenant, c’est-à-dire, le contenu du pouvoir révélateur de cette conscience. Mais nous en sommes encore là à n’avoir construit qu’un concept, c’est-à-dire une idée qu’il faudra soumettre à un jugement de vérité, car on pourra nous dire que c’est une opinion subjective, qu’il est impossible de distinguer mentalement et non conceptuellement la conscience de son contenu, ou encore que notre esprit observateur ne peut pas s’observer lui-même. Donc il nous faut à présent cesser de penser verbalement et entrer dans l’expérience du ressenti de l’observation, dans le quale de l’observation.

     Première remarque, nous rentrons là dans un ressenti subjectif, c’est-à-dire du sujet, mais qui présente un caractère universel, car tout homme peut faire cette expérience et convenir d’une conclusion commune, après élimination statistique des menteurs et des impotents qui ne constituent pas la majorité des hommes. Nous approfondirons les critères de validité des caractéristiques d’un ressenti mental du sujet dans un prochain chapitre.

     Ce que nous constatons d’abord dans ce quale, c’est qu’il comporte une partie très variable, multiple, complexe et hétérogène, et une autre relativement immuable et continue, ce qui nous permet de distinguer le contenu dont les origines sont diverses, de la fonction conscience qui le révèle. Et ensuite que selon notre absorption dans une tâche, notre attention ou concentration vers l’un ou l’autre de ces deux aspects, nous pouvons perdre le ressenti de l’un et être submergé par le ressenti de l’autre.

     Nous ne vivons pas dans un monde objectif mais dans un monde de ressentis. L’objectif ne réside que dans la mesure des choses, mais nous ne pouvons pas nous saisir de cette mesure autrement que par le ressenti de notre conscience. Or le contenu de notre conscience peut présenter des choses de notre esprit, non mesurables, comme notre conscience et des perceptions d’objets mesurables du monde physique extérieur. Quant-au contenant de notre conscience, son pouvoir de révélation, c’est une faculté mentale de l’esprit des êtres vivants, donc non mesurable.

L’expérience nous montre qu’en dépit des affirmations qui prétendent a priori le contraire, notre conscience peut s’appréhender et s’observer elle-même, sans doute parce que notre esprit possède des miroirs capable de la réfléchir. Ces miroirs sont constitués de l’ensemble de nos autres fonctions mentales, de même que notre conscience est le miroir des émergences, des produits, et des interactions de toutes nos autres fonctions mentales. Il en résulte une décentration qui explique que nous pouvons nous observer nous-mêmes par le moyen de l’introspection. Bien évidemment, il existe des techniques qui permettent de dépasser les capacités ordinaires d’introspection du commun des hommes. Nous constatons donc que le présumé non avéré dénonçant l’introspection comme inopportune au prétexte que observateur doit être distinct de l’observé pour qu’une observation soit fiable, ne résulte que d’une mauvaise connaissance des structures et des possibilités de l’esprit humain.  
     Si nous fermons les yeux dans cette expérience de notre conscience miroir d’elle-même, nous constatons de nombreux parasites, même en faisant taire toutes nos pensées, en oubliant les sensations de notre corps, il nous reste le sifflement du  léger acouphène de notre oreille interne, et au-delà encore la perception diffuse de nos autres fonctions mentales en attente, en particulier notre concentration, notre jugement et notre volontaire. Et si nous lâchons totalement prise nous risquons de tomber en autohypnose ou encore dans la révélation de plans énergétiques étranges à la frontière de notre entité mentale. Notre fonction conscience n’est pas faite pour avoir un contenu vide et se borner à se révéler dans sa propre pureté créatrice, et c’est ainsi que dans l’expérience d’une vacuité totale consciente, quand les ombres de nos autres fonctions mentales s’éteignent une à une, nous sommes envahis de l’angoisse de les perdre à jamais dans l’anéantissement définitif de notre être, un instant avant de rebondir dans l’expérience d’un rêve éveillé souvent mystique éblouissant.

     Quand nous ouvrons les yeux notre image visuelle est en générale dominante. Nous croyons voir le monde physique, mais en fait nous observons une construction mentale utile de ce monde et non le monde. Un exemple des plus simples : saisissons une chemise de classement jaune et observons là. Les couleurs n’existent pas dans la nature ! Le physicien nous dira que cette chemise émet un rayonnement électromagnétique d’une longueur d’onde de 575 nanomètres, mais notre ressenti est celui d’un quale jaune. Le physicien nous parle de concepts qui n’existent que dans le cadre conceptuel de sa science, qui ne fait pas partie de notre analyse naturelle des choses, qui a donc peu de chance de faire sens pour nous, mais qui peut parasiter notre quale jaune, de même que le jaune de la madeleine de Proust, l’angoisse du jaune citron du serpent si nous sommes ophiophobique et le papier peint de la chambre jaune de notre enfance, car notre quale combine et assemble à chaque instant des éléments les plus divers ayant quelque importance dans la mémoire de nos expériences passées. Notre faculté opérative de conscience nous révèle une chose qui lui est étrangère et que d’autres facultés mentales ont construites.

Dans les deux cas précédents que nous venons d’évoquer, de la perception mentale à la perception sensorielle, seuls les contenus subjectifs changent, alors notre pouvoir de révélation reste identique à lui-même, bien que notre ressenti subjectif de ce pouvoir varie lui aussi selon l’attention que nous lui portons, du total oubli de sa présence à l’extrême de son intensité au sommet de la montée de notre concentration sur notre conscience d’être conscient. 
Si comme nous l’avons montré notre faculté de conscience est distincte des produits qu’elle révèle, elle est également distincte d’autres facultés mentales, en dépit des amalgames ordinaires de notre culture ainsi que des modèles, des représentations et des théories de la plus grande partie des philosophes, des psychologues, des thérapeutes et de tous les scientifiques des sciences humaines, avec pour conséquences des incohérences conceptuelles, des confusions, des paradoxes insolubles et des dissonances normatives. En particulier notre conscience est distincte de notre moi volontaire, de ses désirs et intentions, et elle n’en procède pas ainsi que le pensait Edmond Husserl (1). C’est ce que montrent les expériences d’hypnose, de mort imminente, et plus simplement les rêves, où notre conscience est bien présente en sa faculté révélatrice, alors que notre direction volontaire est absente ou très effacée comparativement à sa situation dominante active pendant nos périodes de veille. Il en va de même pour d’autres fonctions, comme la motrice qui permet de diriger notre corps dont nous constatons consciemment sa déconnexion lors de la paralysie du sommeil, notre fonction analytique qui reste active en phase de sommeil profond pour nous présenter des solutions de problème au réveil, la remémoration et la concentration qui sont clairement pilotées par nos fonctions analytiques et volontaires.

     Ce que nous pouvons encore remarquer, c’est que notre conscience est une fonction indépendante, présente dans la veille et le rêve, absente dans le sommeil profond (sauf dans le cas particulier du sommeil (et non du rêve) lucide), relativement monotone mais jamais soumise, activée, dirigée ou impliquée par une autre fonction mentale, comme le sont la concentration et la remémoration. Nous ne pouvons donc pas en faire un amalgame de toutes les facultés de notre esprit, ni un produit émergeant de notre cerveau biologique d’une autre substance que la sienne, non physique. Le rôle de la conscience est de partager du sens utile au fonctionnement collaboratif de l’ensemble de nos fonctions mentales afin d’éviter que du sens dissonant résultant de chacune d’elles aboutisse à une cacophonie paradoxale confuse et inexploitable. Sa tâche ne consiste qu’à révéler du sens comme un observateur impartial indépendant ne jugeant pas de la qualité de ce sens et n’agissant pas elle-même les filtres qui en limitent les contenus, c’est une autre fonction mentale, l’analytique, qui gère automatiquement ces filtres pour satisfaire au mieux aux nécessités de la pertinence de notre vie mentale. De toutes ces fonctions non cérébrales, c’est celle qui paraît la plus étrangère au cadre conceptuel matérialiste de la physique, car les autres traitent peu ou prou du sens qui peut ressembler, si on n’y prend garde, à des informations physiques, bien qu’elles traitent le plus souvent des processus psychiques, alors que notre conscience des choses ne fait que révéler ce sens commun, sans y participer le moins du monde, un phénomène inintelligible pour la physique, qui constitue un gouffre explicatif béant qu’elle ne pourra jamais combler sans changer de paradigme, alors que tous les êtres humains éprouvent sans conteste ce ressenti subjectif qu’ils considèrent comme universel, bien plus encore que le monde extérieur matériel que cette conscience nous révèle encore, et sans laquelle il ne serait pas présent à notre être.

     Tous les êtres vivants, des supérieurs au plus primitifs, des animaux aux végétaux, jusqu’aux unicellulaires, au blob et aux bactéries sans cerveau, et à toutes les cellules biologiques qui constituent notre corps physique, possèdent une entité mentale sémantique volontaire, de la nature du sens qualitatif immatériel non mesurable, sans laquelle ils ne pourraient point vivre, trouver leur nourriture, échapper aux prédateurs, se reproduire, et élaborer des stratégies d’amélioration de leurs conditions de vie. Ce qui distingue les organismes vivants de la matière inerte c'est d'être capables de se mouvoir par eux-mêmes dans leur environnement. Or, pour se mouvoir il leur faut disposer d'une fonction motrice, d'une fonction qui la dirige et d'une fonction qui décide. Pour décider cette dernière a besoin d'une fonction analytique et d'une autre qui juge ce qu'elle fait et la guide. Ce qui nécessite aussi une fonction qui lui révèle et qui partage ce que toutes ces fonctions font, cette fonction c'est la conscience. La conscience n’est donc, qu’un pouvoir opératif mental parmi d’autres, un pouvoir que nous ressentons tous, que nous n’avons pas besoin de mesurer avec des machines, ni de le réduire à des formules de mathématiques et à des graphiques démonstratifs pour le comprendre, en dépit des tentatives désespérés des neurosciences. Il faudra nous contenter de vivre et d’analyser intuitivement nos qualia pour en jouir et prendre avec pour faire.

      D’où vient cette conscience ? Ou plutôt quelle est l’origine de cette entité mentale, dont elle n’est qu’une partie, indispensable à la survie du vivant, et le distinguant de la matière inerte ? Eh bien, il faut remonter à plus de quatre milliards d’années, à l’origine plus que mystérieuse de la vie sur terre, au premier DACU, notre Dernier Ancêtre Commun Universel. Tous les eucaryotes y compris les unicellulaires possèdent un diplosome (voir 2.4.1.), une interface physique/mental qui non seulement assure le lien symbiotique entre ces deux substances si différentes, mais qui opère également leur reproduction au cours de la mitose ou de la méiose, en dupliquant les deux parties physique et non physique de leur organisme, duel de substance. Et ce mécanisme c’est poursuivi tout au long de toutes les étapes de l’évolution biologique sans faillir jusqu’à nous, pour léguer ce dualisme du vivant dès la fusion des gamètes mâle et femelle à la cellule unique du zygote diploïde qui se développera par des divisions successives pour former un embryon humain encore végétatif tant qu’il n’est pas sorti du ventre nourricier de sa mère. Le biologique et le mental sont deux choses qui se reproduisent donc ensemble depuis l’origine de la vie sur terre, et d’une certaine façon nous pouvons considérer que si nous mourrons un jour physiquement, chacun de nous est de par cette longue lignée vivante, immortel depuis plus de quatre milliard d’années. Quant à l’origine ultime de la substance mentale non physique qui permet aux vivants de vivre, elle est ni plus ni moins aussi mystérieuse que celle de la matière physique, et ne présuppose pas a priori l’existence d’une survivance au-delà de la mort biologique.