DocumentJean Bouchart d'Orval notre vraie nature est libertéNotre vraie nature est liberté, joie, dynamisme et tranquillité. Si cela ne nous est pas évident maintenant, c'est que nous sommes encore hypnotisés par notre petit monde virtuel. Ce que nous appelons distraitement « notre vie » n'est pas la vie profonde : c'est un amoncellement colossal d'images statiques qui se réfèrent toutes à une autre image, celle d'un quelconque soi-même. Telle est l'existence fabriquée et automatique dont nous nous sommes contentés. Dans un regard humble et désencombré, l’Éternel s’avance, car il est lui-même ce Regard. L’existence n’est alors plus réduite à une sordide lutte pour arriver à un but ; elle s’offre plutôt comme le parterre du regard et la récréation des cœurs. ≈≈≈≈≈≈≈
L'être humain est fondamentalement très curieux; il n'y a qu'à observer les enfants pour s'en convaincre. Mais l'adulte s'ennuie terriblement depuis que sa mémoire lui suggère qu'il connaît tout ce qu'il perçoit et qu'il la croit. Or, nous ne connaissons pas du tout ce que nous croyons connaître; il est tant de revivifier notre curiosité! Méditer n'implique pas une brisure avec notre vie antérieure; il s'agit simplement de mener jusqu'au bout ce que nous avons entrepris avec tant d'enthousiasme dès le début: connaître ce qui est. La méditation est le discernement du réel, la maturité du regard qui ne se contente plus du paraître mais pénètre plutôt le cœur de la réalité. C'est examiner ce qui est vrai. Vrai signifie permanent, qui n'est pas en devenir. Apprendre à regarder, tout est là. Cela peut sembler simple à dire, mais ce n'est vraiment pas banal. On laisse le regard se poser; on ne le dirige pas. Méditer, ce n'est pas prier, ce n'est pas visualiser, ce n'est pas penser; ce n'est pas le contraire de tout cela non plus. La nature radicale de la méditation tient à ce qu'il ne s'agit pas d'une activité. D'ailleurs, il n'y a personne qui médite; sinon c'est encore de l'activité mentale. C'est là la simplicité et la difficulté de cette non-activité. Dans la pause recueillie, on commence à laisser le regard se délester de ses entraves. On ne souffle pas les réponses, on ne lui suggère pas ce qu'il devrait voir. Il n'y a pas de but. En méditation, on n'est tenu à rien, même pas de méditer. L'attention sereine et sans but permet de percer les voiles du paraître. Pour cela, elle doit d'abord se poser et cesser de sauter fébrilement d'un objet à l'autre. Lorsque notre attention se pose sur un objet matériel ou mental, la perception de la vérité de l'objet est habituellement voilée par sa forme, par son nom et par tous les concepts, toutes les formes et tous les phénomènes qui y sont associés. Peu à peu, devant l'insistance du regard méditatif, l'attention purgée demeure engagée avec la réalité même de l'objet. Quand la méditation s'écoule en un flot ininterrompu, celui-ci semble avoir perdu sa forme propre et reposer dans son état intrinsèque. La vérité de l'objet resplendit alors en toute clarté. C'est comme l'eau de l'iceberg qui réalise soudain qu'elle est eau et que «iceberg» n'est qu'un concept pour décrire sa forme temporairement assumée. Toute distance entre le sujet et l'objet s'abolit et se résorbe dans la vérité. Un sentiment de joie profonde mais sans cause peut alors submerger la conscience, car l'absence de division est sérénité. Encore plus profond, un sentiment de pure qualité d'existence peut s'imposer comme la forme la plus intime du réel. Toutefois, ces sentiments demeurent encore des états qui accompagnent le discernement du réel. Ces états n'ont rien de mondain ou banal, mais ils sont encore «quelque chose», avec un commencement, un milieu et une fin. Au-delà de tout cela, la connaissance est alinga. Ce mot sanskrit signifie sans forme particulière, sans signe distinctif, vide de tout ce qui peut être distingué. Alinga, c'est l'Espace lui-même, qu'on ne peut appréhender, car il est l'unique Réalité. «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'esprit de Dieu planait sur les eaux.» La Genèse nous relate ainsi le tohu-bohu originel. Tohu et bohu ont été traduits de l'hébreux par «vague et vide» mais signifient en fait la même chose que alinga. Profondément, le tohu-bohu originel n'est pas un événement historique de l'espace-temps; c'est ce qui imprègne l'espace-temps lui-même, ses formes et ses phénomènes. C'est pour cela que rechercher «l'origine» de l'univers dans un commencement historique porte à sourire autant qu'attendre un «salut» dans un quelconque dénouement eschatologique. Il n'y a qu'à examiner ce qui est réel ici et maintenant. Jésus disait: «Connais Celui qui est devant ton visage et ce qui t'est caché te sera dévoilé .» Le regard radicalement humble et persistant du méditant s'ouvre sur l'Espace sans forme, qui est la seule réalité de toute perception. Séjourner dans le dépouillement absolu du Réel produit une impression mentale qui, si elle prend suffisamment d'ampleur, désamorce l'illusion tenace perpétuée par toutes les autres impressions mentales laissées par les perceptions toujours inachevées du passé. Notre regard inassouvi s'était auparavant toujours contenté d'un compromis; il s'était satisfait d'une représentation quelconque, d'une structure de la connaissance. L'illusion créée était la croyance en la réalité de ceci ou de cela, en tant qu'objets pouvant être discernés ou saisis par le «sujet». Quelle est donc l'unique réalité de tous les personnages et de tous les événements du rêve, sinon la conscience du Grand Rêveur, du Grand Vivant? Une transformation profonde s'opère alors, car il ne s'agit plus du remplacement d'un ensemble de conditionnements par d'autres conditionnements, ou de la rencontre épuisante et stérile entre deux conditionnements, tel que mis de l'avant par les religions moralisantes; c'est en réalité la cessation des conditionnements. Nous en venons à ne plus percevoir, penser, agir et réagir selon les anciens réflexes tributaires d'une vision courte, mesquine et irréaliste de ce que nous sommes. La perception, la pensée et l'action deviennent aussi profondes, larges et généreuses que la Vie elle-même. Lorsque même l'impression mentale laissée par la méditation profonde ne fait plus l'objet d'une prétention quelconque, lorsque le silence et l'activité mentale sont reçus comme l'Unique et que la forme et le sans-forme sont reconnus comme le Même, alors toute semence d'illusion a été éradiquée. Les mots éveil ou libération sont parfois suggérés pour décrire cela. Mais personne ne s'est éveillé, personne ne s'est libéré. Pourquoi? Parce qu'il n'y a jamais eu personne endormi ou asservi; en fait, il n'y a jamais eu personne. Il n'est même plus question ici d'existence ou de non-existence, de perception ou de non-perception, de forme ou de sans-forme. Toutes ces catégories appartiennent encore au monde de la mesure et rien, absolument rien, ne saurait toiser Cela dont on ne peut que dire qu'Il n'est rien d'autre que Lui-même. La salle de bal du Titanic Mais alors que s'installe ce regard désencombré, une apparence de paradoxe se profile. Après avoir été touchés par le pressentiment du Fond, sans que ce pressentiment ne se soit actualisé totalement dans la vie de tous les jours, nous nous sentons appelés par une voie, ou par la voie. Tout ce qu'un être humain accomplit consciemment en se référant au silence profond de sa nature véritable, sachant que cela ne peut qu'en permettre l'épanouissement total dans sa vie, nous pouvons le nommer «la pratique». Le regard méditatif ne peut parvenir à maturité si l'on demeure engagé dans des activités qui dissipent constamment son temps, son énergie et son attention. C'est la raison pour laquelle les chercheurs se sont traditionnellement quelque peu retirés du «monde». Il ne s'agit ni d'une question morale ni d'une position sociale, mais plutôt d'une approche pratique. On conçoit sans peine qu'un chercheur scientifique agisse de la sorte, vue l'intensité de sa recherche. Or, l'intensité n'est certes pas moindre dans le cas d'une recherche «spirituelle»! Si nous le voulons vraiment, nous disposons du temps et de l'énergie pour entreprendre un examen profond de «ce qui est». Le paradoxe de la pratique spirituelle, c'est qu'il n'y a rien à faire! Ce qu'on recherche précède et alimente la recherche. Le propre du regard spirituel est de ne pas rechercher quoi que ce soit de matériel, de mental ou même de «spirituel». Dès qu'on cherche quelque chose, c'est le connu qu'on tente de reproduire; le connu qui n'est qu'apparence du réel. Voilà pourquoi la Tradition insiste sur «l'abandon», sur le «détachement», qui sont en fait de l'équanimité. Ce n'est pas qu'on ne doive rien faire; c'est simplement qu'on cesse de personnaliser les efforts. À un moment, un certain parfum nous envahit et nous n'avons alors plus d'autre choix que de nous engager toujours plus profondément dans l'exploration de l'espace d'où émane ce parfum. Mais il n'y a personne qui s'engage sur un chemin, personne qui recevra une récompense. Sinon, on aura beau lire les textes les plus inspirés, courir les gurus à la mode, accumuler de la connaissance, s'entasser dans un ashram pendant des mois ou des années, on demeurera toujours engagé dans les activités du rêve. Soyons précis: aucun être humain ne peut entreprendre cette recherche sans porter en lui le désir intense de voir toute souffrance s'éteindre. Au départ, il y a toujours sujet, intention, but, direction, chemin. Mais si l'on a par la suite la chance de recevoir une information juste, alors une détente s'installe et le sujet-intention s'estompe, tout comme l'allumette disparaît dans le feu qu'elle a servi à allumer. C'est quand on maintient l'idée de sujet, avec son but, son idéal, ses obstacles, ses techniques, ses écoles, ses autorités et ses systèmes, que le paradoxe devient réel et s'enracine, parfois jusqu'au ridicule. Pourquoi sacrifier tant de temps et déployer tant d'efforts à réarranger le mobilier de la grande salle de bal du Titanic, qui est en train de sombrer? L'équanimité est un regard non personnel, non duel. Le sage Patanjali nous dit, dans ses Sutras sur le Yoga: «L'équanimité est l'état de conscience triomphant de celui qui s'est affranchi des buts dans ce monde et dans l'autre». Voilà l'essence de la vision non duelle. Quand on tente d'appréhender l'Être à partir du devenir, c'est-à-dire en se prenant pour quelqu'un, avec tout ce que cela comporte, l'Être en tant qu'Être se retire. Le messianisme bien connu de notre religion judéo-chrétienne est un exemple caricatural de l'approche dualiste et progressive. L'individu est enjoint de croire en une série d'articles de foi et d'accomplir ou de s'abstenir d'accomplir certains actes, afin de recevoir sa récompense d'un Dieu juste et bon. Comme les récompenses et les punitions sont distribuées après cette vie terrestre à laquelle de toute évidence le corps ne survit pas, c'est «l'âme» qui doit se présenter devant le Juge pour toucher le prix ou recevoir la punition. Cette vision progressive de l'existence est sûrement utile pour faire respecter la loi et l'ordre, mais elle contribue à maintenir l'asservissement de l'être humain. On l'a transmise de génération en génération, sans trop savoir ce qu'est l'individu, le corps, l'âme, ou Dieu. L'être humain est terriblement inquiet de la possibilité de ne plus être en existence un jour et c'est pour cela qu'il a inventé tous ces concepts. Pourquoi s'inquiéter? L'eau de l'iceberg ne disparaît pas quand il fond! Il n'y a que Pur Regard et tout le reste ce sont ses formes. Nous sommes ce Regard, il n'y a que ce Regard. Comment peut-il alors y avoir un but? Où aller? Quel chemin emprunter? Qui pourrait bien l'emprunter? La discipline véritable ne consiste pas en cette sorte de violence envers soi-même qu'on imagine parfois; elle n'est pas le fruit d'une volonté individuelle. Il n'y a pas de volonté individuelle. La discipline consiste en une clarté de la vision. Quand on voit clairement le précipice, l'éviter n'exige aucun «effort individuel»! Dans l'approche progressive l'individu essaie de modifier son comportement afin d'arriver à la liberté. Dans l'approche non duelle, il n'y a pas d'individu; il n'y a que le silence, ou l'espace, qui s'actualise de plus en plus à travers cette forme fugace qu'on appelle un être humain. Ici, c'est le silence lumineux qui modifie éventuellement le comportement d'un être humain, sans intention. On peut dire que ce qui, selon une vision progressive, ressemble à des efforts en vue d'arriver à un résultat, prend plutôt l'allure, selon une vision non duelle, d'un rite de célébration du silence. Un silence qui est à lui-même sa propre récompense. Le silence éclaire tout, car il réside tant en amont qu'en aval de la «pratique»; comment pourrait-il ne pas donner le ton à cette «pratique»?
La mémoire s'emmêle Le système nerveux, qui est essentiellement mémoire, se remplit des traces laissées par les expériences. Nous commençons à connaître «le monde» et cette connaissance s'installe en nous en se structurant. Nous apprenons à distinguer les gens les uns des autres, surtout le «je»; nous commençons à former des catégories et à classifier. À mesure que notre mémoire se charge, nous vivons davantage en nous fiant à elle pour penser, agir et réagir. Des expériences scientifiques ont mis en relief l'activité prodigieuse de la mémoire lors de la perception visuelle, réelle ou imaginée. Le cerveau recherche constamment dans ses filières le nom, les concepts, les qualités ainsi que les autres formes et expériences passées associées à l'objet ou au phénomène perçu. La mémoire mêle à la perception ses schémas et ses représentations du réel. Ce processus insidieux nous fait croire en la réalité de la structure de notre connaissance, c'est-à-dire en la réalité des formes perçues et du sujet qui les perçoit en tant qu'entités séparées. C'est ça l'idolâtrie. Nous sommes alors fiers d'être devenus quelqu'un, sans trop réaliser que ce quelqu'un n'est rien d'autre qu'une masse de conditionnements, un magma d'impressions mentales accumulées. Il ne sort plus guère que du réchauffé de notre cerveau. Ce n'est plus un cerveau, c'est un four micro-onde. La mémoire, érigée par accumulation, finit par donner le ton et dicter la suite des événements. Nous ne vivons alors plus qu'au niveau de la représentation et, à travers chaque perception, chaque pensée, chaque désir et chaque émotion, nous tenons pour acquise la dualité sujet/objet. L'identification au sujet nous livre en pâture au jeu à la longue lassant de l'attraction et de la répulsion, des désirs et des regrets, du plaisir et de la souffrance. Ce mécanisme se réactive chaque matin. Le sommeil profond ne donne prise à aucune structure, aucune identification, ni à aucun problème. Que se passe-t-il pour qu'en quelques instants tout change? Qu'est-ce qui fait que nous nous remettons soudain à calculer et à nous inquiéter? Qu'est-ce qui s'éveille ainsi? C'est évidemment la mémoire, qui réactive tous ses programmes dans le cerveau. On peut dire, sans craindre le jeu de mot, que c'est la personne-alitée qui se réactive… Existe-t-il une façon de vivre qui ne soit ni la confusion de l'état de veille ni l'anesthésie générale du sommeil profond? Est-il possible de connaître le comment de l'existence sans perdre de vue son quoi? C'est ainsi qu'est posée la question méditative. Méditer comme Cela... Méditer ce n'est pas appliquer une technique. Mais quand on se sent enclin à accepter l'invitation de la méditation, il y a un certain savoir-vivre à respecter afin de ne pas effaroucher son hôte. La «technique» de méditation peut être vue comme un simple savoir-vivre, comme un rituel de célébration du silence.
Site d'origine : http://www.omalpha.com/regard.html
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