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David Bohm    intelligence et intellect


    Nous devons dès lors préciser ce que nous entendons par intelligence. Ainsi que je l'ai déjà dit, il est souvent utile d'examiner l'étymologie d'un terme, même si le sens original n'est pas tout à fait celui que nous connaissons. En procédant ainsi, nous pénétrons, en effet, l'archéologie du processus de pensée. L'évolution qu'ont subi certains mots nous aide à mieux appréhender leur sens complet. En outre, lorsque nos ancêtres inventaient un mot, ils en avaient sûrement une perception plus spontanée que nous, moins fondée sur des modes routiniers d'utilisation du langage. Nos sens actuels sont souvent conventionnels, ternes et mécaniques. Étudier la racine des mots nous aide à échapper à ces limitations. Le mot «intelligence» vient du latin intelligere, lequel vient lui-même de deux mots : inter et legere. Legere signifie « choisir » ou « rassembler » - disons « choisir entre». La pensée sépare et rassemble - elle sépare les choses selon des catégories. Elle les sépare et les rassemble selon leurs différences et leurs ressemblances, mais aussi selon un schème imposé par la mémoire. En d'autres termes, vous savez comment séparer et rassembler plus ou moins de mémoire. Cependant, l'intelligence vous permet de rassembler les choses intermédiaires - vous n'utilisez pas les anciennes catégories. C'est un peu comme de lire entre les lignes. Vous élaborez de nouvelles catégories. Ainsi du moins, l'intelligence est-elle un processus qui n'est pas limité par la mémoire mais qui a un mouvement perceptif. Elle peut voir sous un jour nouveau le bon moyen de rassembler les choses - le bon moyen de séparer et de rassembler. Elle peut engendrer de nouvelles manières de procéder, qui se situent entre les anciennes et peuvent aller au-delà. Ainsi, l'intelligence nous évite-t-elle de nous attacher aux extrêmes du genre : c'est lui ou moi, c'est bien ou mal, ce sont les États-Unis ou l'U.R.S.S. - nous pouvons nous situer entre les deux et nous engager dans de nouvelles voies. Le processus lié à la mémoire est, en revanche, rigide car il s'accroche aux extrêmes.

     Le terme intellect est le participe passé du mot intelligere. Sur ce plan, l'intellect est ce qui a été séparé ou rassemblé, tout comme la pensée est ce qui a été pensé. L'intellect est donc ce qui se trouve sur la disquette. Il agit comme un programme, et ça marche. Ainsi tout peut être organisé logiquement, mais sans rien produire de fondamentalement nouveau. Le résultat sera toujours limité par rapport à ce que vous avez appris, à ce que la société a appris, etc. Ainsi, bien que l'intellect soit utile et nécessaire, il n'est pas tout. Si nous n'acceptons pas cela, il défaillira, pour la même raison que la pensée a généralement défailli.

     Résumons-nous. Nous avons besoin d'un type d'intelligence qui aille au-delà de la pensée, qui ne se fonde pas sur la mémoire et qui soit plus subtil que celle-ci. C'est une activité perceptive qui rassemble et sépare de façons nouvelles. Et ce faisant, elle engendre de nouveaux sens. Car la façon dont nous rassemblons les choses et dont nous les séparons est un élément clé de leur sens. Et ce sens détermine notre manière de nous comporter...

      Dans notre société, les hommes ne sont généralement pas dans le bon état pour répondre à l'intelligence, sauf peut-être quand ils sont très détendus ou profondément intéressés par un sujet, au point de négliger tout leur conditionnement. Mais nous avons un besoin urgent d'une intelligence soutenue, et non d'une intelligence occasionnellement active. Une intelligence soutenue permettrait à la créativité d'opérer. Cette intelligence est ce qui permettra de vraiment modifier les choses. Elle opère en amont, à la source; ensuite, le changement fait son chemin vers l'aval. La conscience, l'attention et une certaine dose de pensée sont nécessaires. En fait, nous devons penser avec clarté et précision à notre processus de pensée; cela nous aidera aussi à remonter le courant vers l'intelligence. Il est clair que la passion est aussi nécessaire, ainsi que l'énergie. Cependant, l'intelligence libèrera de l'énergie, parce que nous la gaspillons avec ce mouvement chaotique de la pensée".

Pour une révolution de la conscience, en collaboration avec Mark Edwards, Editions du Rocher, p. 148-150.

Indications de lecture:

     voir les leçons sur La philosophie comme art de la réflexion et l'intelligence et les limites de la pensée in L'Ouverture philosophique.

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