Au début du siècle, la planète comptait moins d’un milliard et demi d’habitants. Aujourd’hui, le chiffre atteint les six milliards. La confusion est présente dans tous les domaines, sauf dans celui de la technologie, où l’adaptation des découvertes scientifiques semble ne plus connaître de limites. À partir des humains, l’énergie mentale s’est développée en énergie intellectuelle et, avec le temps, recouvre peu à peu la partie solide de la planète. Or nous vivons aujourd’hui une époque où les problèmes scientifiques les plus actuels manifestent une évidence qui déborde le cadre de la matière et correspond à une exigence de l’esprit. L’inconnu n’est pas synonyme d’inconnaissable, et si nous nous dirigeons, sans complaisance, vers les pôles les plus avancés de la recherche (matière-esprit) en excluant tout dogme, nous débouchons inéluctablement sur des dynamismes organisateurs et régénérateurs, en notre propre intériorité. Chacun de nous s’est imposé inconsciemment un masque pour se protéger de l’inconnu. Or le propre du travail intérieur est de gommer ce masque avec patience et persévérance - car il se reconstitue inlassablement. Tant qu’il n’aura pas reconnu son esclavage imposé par les hôtes invisibles (pensées négatives, désirs insatisfaits, angoisses, peurs, etc.) qui envahissent son personnage habituel et gouvernent toutes ses réactions, l’Homme ne pourra faire allégeance à l’Être qui habite son ultime profondeur et attend son « retournement », c’est-à-dire son éveil. Aujourd’hui les sciences et les traditions ont fait le premier pas pour se rejoindre, et ce doit être un encouragement dans la confusion des esprits qui règne actuellement. Soyons les « pionniers » de cette reconnaissance réciproque de l’universalité de l’être, et portons haut dans notre cœur le signe du ralliement de notre nature profonde, exigé par l’évolution. Faisons confiance à l’ordre secret de la Création qui, à travers la multitude des tribulations, conduit l’Homme, d’étape en étape à la fulguration de l’harmonie, de la paix... de l’amour. Si nous pouvions nous convaincre de cette évidence, combien de conflits, de souffrances inutiles, d’inquiétudes, sinon de drames, éviterions-nous ?

Une nouvelle dimension

Les liaisons par radio et satellites font, dans une certaine optique, s’effondrer notre espace-temps traditionnel. Sur de grandes distances, nous arrivons avant d’être partis. Nous sommes renseignés à l’instant de ce qui se passe presque dans tous les points de la planète. La découverte pour l’esprit humain de nouvelles dimensions de la conscience, avec la « transformation » qu’elle implique pour le comportement psychologique des hommes, permettra de résoudre plus facilement qu’on ne l’imagine, des difficultés paraissant insurmontables aujourd’hui. Trois années de souffrance ininterrompue ont développé en moi une extrême sensibilité dans le domaine de l’intuition. Je tente de traduire cela comme la perception d’un « compagnonnage » invisible et sublime de participants qui s’ignorent en grande partie, et sont reliés entre eux par le fil d’Ariane de leur aspiration commune à l’unité de la vie universelle. Au niveau de leur existence personnelle, ils œuvrent dans des professions leur permettant une certaine « approche » des autres. Ils suscitent des associations, des créations de systèmes d’entreprises (physiques, scientifiques, philosophiques, littéraires, médicales, artistiques, presse, radio, télévision, etc.) où des affinités les rassemblent. Employons un langage populaire, que les physiciens ne peuvent désavouer : ils ont des atomes crochus. Teilhard de Chardin trouvait, paraît-il, ses intuitions spirituelles dans ses travaux scientifiques de paléontologiste. D’où : « Quelques millions d’années pour faire la première bactérie puis, de mono-cellulaire, passer au pluricellulaire, poisson, reptile, mammifère et primate... puis à l’Homo Sapiens ». « Actualiser nos potentialités », disait Lupasco. Je pense que cela peut être le vaste programme du troisième millénaire. Le sens de la vie doit être déchiffré dans une attitude de l’esprit qui ne nous est pas familière, une attitude « ouverte », ni exclusivement matérielle, ni exclusivement spirituelle. Il faut apprendre à se mouvoir, à penser, à agir avec tout son corps, avec la participation de son Être. Cette façon d’être là, avec la vie, lucide, confiant, peut devenir une force puissante de transformation, un art de vivre dynamique qui ouvre à l’universel. Il faut avoir présent à l’esprit que le champ de l’histoire couvre au maximum sept mille années. Il est incroyablement court si on le compare à la durée de l’espèce humaine. Jacques Madaule disait notamment : « Si nous assimilons l’existence de l’humanité à la vie d’un homme, l’ensemble de ce que nous appelons l’histoire représenterait à peine une journée de cette vie ». Je pense à cette phrase de Jung tirée de "L’âme et la vie" 2 : « Mais qui donc a pleinement conscience que l’histoire ne se trouve pas dans de gros volumes, mais inscrite dans notre sang ?». Se libérer du « jeu de l’oie » des questions - Qui, Que, Où, Quand, Pourquoi, Comment ?... -, c’est se libérer du « jeu de l’oie » de l’existence. Le labyrinthe des questions nous enferme dans son piège centripète qui s’autonourrit, et nous demeurons son prisonnier.

L’énergie-conscience

Notre corps recèle une masse d’énergie qui réclame notre participation consciente pour se libérer. Lorsque nous sommes totalement à l’écoute - corps, sentiment, pensée -, cette énergie devient « dynamique » et le corps vivant. Goûtez-en la saveur une seule fois et vous en retrouverez le goût dans la vie quotidienne. Elle est le goût de l’Être immortel en nous. Le goût de l’énergie qui maintient l’unité du corps, mais en demeure indépendante. Cette énergie est en réalité un second corps. Lorsque je m’oublie, elle se dissout... Lorsque je suis présente au présent, elle s’identifie, s’amplifie... La croissance de ce second corps d’énergie-conscience-connaissance est le sens même de la vie. Par mon travail intérieur, je ne connais pas seulement un accroissement de ma faculté d’analyser, de calculer, de conclure ; c’est une amplitude de mon « espace d’investigation » de ma sensation corporelle profonde. Elle conduit à un accroissement de mon discernement, qui peu à peu me libère de mes contraintes sociales et culturelles. Si je ne suis pas identifiée à mon corps, je peux le gérer. Si je ne suis pas identifiée à mon émotion, je peux la contrôler. Si je ne suis pas identifiée à mes pensées, je peux servir ma conscience d’être. Le vouloir de l’ego est toujours une barrière. Avoir faim et soif d’être, c’est l’aimant qui nous relie en nous-même et aux autres. La force est toujours donnée dans le présent de l’instant.

La clé du devenir

Il arrive un jour où l’on sent que l’on est deux : un personnage dans un corps en correspondance avec son environnement, et quelque chose d’autre, comme un témoin invisible et muet, toujours présent. À partir de là s’opère une rupture qui brise un rythme. L’existence continue apparemment sans changement, mais plus rien n’est semblable. On sait que le corps va mourir un jour, mais ce qui le sait en est indépendant, et la mort ne le concerne pas. Cela est une certitude inexprimable et qui ne demande aucune explication pour être. Il suffit de demeurer disponible à son expression en Soi, disponible à son écoute. L’erreur serait de confondre cet état de paix sublime avec le calme d’un mental conciliant. D’après Ilya Prigogine, « il existe des centres de force, les uns invisibles, les autres visibles, c’est-à-dire habillés d’ondes captives matérialisées temporairement ». Vous... moi... Nous sommes tous aux centres de forces habillées d’ondes matérialisées temporairement... Quelle perspective pour l’esprit humain à l’aube du troisième millénaire ? Le processus du développement de la conscience humaine en action dans le travail intérieur. Des niveaux de sensibilité laissés en jachère, établiront instantanément, dès lors qu’ils seront réveillés, des accords de résonance avec des expressions d’intelligence inconnues dans lesquelles nous avons notre être...

Les sens intérieurs

Des sens intérieurs prennent vie en l’homme et le font agir spontanément, sans passer par les schémas intellectuels du mental. Il acquiert alors l’état de compréhension dans le silence intérieur entre deux pensées, entre deux sensations, entre deux réactions... et tout à coup, c’est l’éclair qui foudroie !... Le réel est l’intervalle entre deux existences, l’intervalle entre le sommeil profond et la veille... ce que nous appelons « rien »... d’où tout émane... Les morts ne sont pas dans le monde d’après l’existence. Ils sont ici, ils sont nous, qui dormons et rêvons notre condition humaine.. Nous vivons dans le despotisme du langage qui nous fait oublier que les mots ne sont pas la chose qu’ils représentent. Nous nous mouvons dans un monde d’étiquettes et dans la mémoire codifiée de ces étiquettes. Nous existons au dixième de nos potentialités. Je comprends l’émotion que je ressentis au cours d’une émission télévisée, lorsque Bernard Pivot posa la dernière question à son invité :« À la fin de votre existence, lorsque vous arriverez devant Dieu, que souhaiteriez-vous qu’il vous dise ? » Peter Brook répondit : « Les répétitions sont finies ». Je crois qu’à l’instant de la mort, l’énergie-vie-conscience qui se sépare du corps et retourne à sa source emporte, intégrée à son essence, la moisson du vécu au cours de son existence. Moisson organique, psychique, mentale qui sont sa Mémoire cristallisée. Je m’éveille à l’accord d’une résonance qui me fait participer et ne plus subir. C’est une perception inexprimable dans notre langage. Mais à son contact, mes interrogations anxieuses sur le troisième millénaire volent en éclat : il sera la victoire de l’esprit sur l’ego immature de l’humanité. Au terme de ce deuxième millénaire, le XXe siècle, qui vit ses dernières années, est d’une certaine façon révélateur d’une métamorphose : celle de la puberté de l’âme de l’humanité. L’âge de tous les doutes et de tous les espoirs s’exprime à travers une transformation de l’humain à l’échelle de la planète, répercutée chez les hommes, c’est-à-dire nous-mêmes. De grands noms marquèrent ce siècle, comme des phares perçant les ténèbres de guerres terriblement meurtrières, d’affrontements sanglants entre les cultures. J’en cite quelques-uns dans l’ordre où ils nous quittèrent : Ramana Maharishi, G.I. Gurdjieff, Aurobindo, Teilhard de Chardin, Schwaller de Lubicz (Aor & Isha), Mère, Nisagardatta, Krishnamurti, K.G. Dürckheim... Je reçus de chacun, en son temps, la nourriture indispensable à la poursuite de ma quête de la Connaissance, et mon attention grandit, me révélant l’attention, voie des métamorphoses.

Jeanne Guesné

Ouvrage qui fait suite au Septième sens, éd. Albin Michel. 2. Éditions Buchet Chastel

source: nouvellescles.com