Philosophie et spiritualité


Retour à la page d'accueil  

Document : Koyré

La mesure du temps des grecs à nous


Alexandre KOYRÉ, 1948

Rien ne me semble révéler d'une manière plus frappante l'opposition foncière du monde céleste et du monde terrestre - monde de la précision et monde du plus ou moins - pour la pensée grecque, et l'impuissance de cette dernière d'en surmonter la dualité radicale, que son incapacité de concevoir une mesure unitaire du temps. Car si la voûte céleste par ses révolutions éternellement uniformes crée -ou détermine - des divisions rigoureusement égales du temps, si de ce fait le jour sidéral est d'une longueur parfaitement constante, il n'en est pas de même pour le temps de la terre, pour notre temps à nous. Pour nous, la journée solaire se décompose en un jour et une nuit, de longueur essentiellement variable, jour et nuit subdivisés en un nombre égal d'heures de longueur également variable, plus ou moins longues, ou plus ou moins courtes, selon la saison. Conception si profondément ancrée dans la conscience et la vie grecques que, paradoxe suprême, le cadran solaire, instrument qui transmet à la terre le message du mouvement des cieux, est détourné de sa fonction première et que nous le voyons forcé de marquer les heures plus ou moins longues du monde de l'à-peu-près. (...) (...) Pour mesurer le temps - puisqu'on ne peut pas le faire directement - il est indispensable de faire usage d'un phénomène qui l'incarne d'une manière appropriée ; ce qui veut dire, soit d'un processus qui se déroule d'une façon uniforme (vitesse constante), soit d'un phénomène qui, tout en n'étant pas uniforme en lui-même, se reproduit périodiquement dans son identité (répétition isochrone). C'est vers la première solution que s'est orienté Ctésibios en maintenant constant le niveau de l'eau dans un des récipients de sa clepsydre, d'où, de ce fait, elle s'écoulait dans l'autre avec une vitesse constante ; c'est vers la seconde que s'est orienté Galilée (et Huygens) en découvrant dans les oscillations du pendule un phénomène qui se reproduit éternellement. (...) Ce n'est pas en regardant se balancer le grand candélabre de la cathédrale de Pise que Galilée a découvert l'isochronisme du pendule, c'est en étudiant mathématiquement, à partir des lois du mouvement accéléré qu'il avait établies par une déduction rationnelle, la chute des corps graves le long des cordes d'un cercle placé verticalement. Or, c'est alors seulement, c'est-à-dire après la déduction théorique, qu'il a pu songer à une vérification expérimentale (dont le but n'était aucunement de confirmer celle-ci, mais de trouver comment cette chute se réalise in rerum natura, c'est-à-dire comment se comportent les pendules réels et matériels qui oscillent non pas dans l'espace pur de la physique mais sur la terre et dans l'air) et, l'expérience réussie, essayer de construire l'instrument qui permettrait d'utiliser en pratique la propriété mécanisue du mouvement pendulaire.

Du monde de l' "à-peu-près" à l'univers de la précision, in Etudes d'histoire de la pensée philosophique, Gallimard " Tel ", 1977, pp. 343-344 ; 360-361.

 


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| documents| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
E-mail :  philosophie.spiritualite@gmail.com