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Lafargue     le droit à la paresse


    "Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi qui ne professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre-penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste.

     Douze heures de travail par jour, voilà l'idéal des philanthropes et des moralistes du XVIII ème siècle. Que nous avons dépassé ce nec plus ultra! Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction où l'on incarcère les masses ouvrières, où l'on condamne aux travaux forcés pendant 12 et 14 heures, non seulement les hommes, mais les femmes et es enfants! Et dire que les fils des héros de la Terreur se sont laissés dégrader par la religion du travail au point d'accepter après 1848, comme une conquête révolutionnaire, le droit au travail. Honte au prolétariat français! Des esclaves seuls eussent été capables d'une telle bassesse. Il faudrait 20 ans de civilisation capitaliste à un Grec des temps héroïques pour concevoir un tel avilissement.

     ... Il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les obliger à consommer les marchandises qu'ils produisent.

     Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s’est laissée endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s’est précipitée en aveugle dans le travail et l’abstinence, la classe capitaliste s’est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l’improductivité et à la surconsommation. Mais si le surtravail de l'ouvrier meurtrit sa chair et tenaille ses nerfs, il est aussi fécond en douleurs pour le bourgeois.

     L'abstinence à laquelle se condamne la classe productive oblige les bourgeois à se consacrer à la surconsommation des produits qu'elle manufacture désordonnément.

     les femmes du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer de faire valoir les toilettes féeriques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin elle font la navette d’une robe dans une autre ; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l’échafaudage de faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l’étroit dans leur bottines, décolletée à faire rougir un sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde. Saintes âmes !

     Pour remplir sa double fonction sociale de non-producteur et de surconsommateur, le bourgeois dut non seulement violenter ses goûts modestes, perdre ses habitudes laborieuses d'il y a deux siècles et se livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées et se livrer et aux débauches syphilitiques , mais encore soustraire au travail productif une masse énorme d'hommes afin de ses procurer des aides.

Le droit à la paresse, Maspéro, 1972, p. 121-141.

 


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