Document

Henri Irénée Marrou    La crise de la culture et  l'histoire


     Il faut oser regarder les choses en face : quand la Crise s'est abattue sur la culture, nous avons été les premiers à être emportés, balayés comme paille et poussière. Quand brusquement l'esprit moderne s'est mis à douter de lui-même, de sa mission, de sa grandeur, de son avenir, ce ne sont pas nos découvertes, notre enseignement et nos pauvres conjectures qui lui parurent un appui suffisant à quoi se raccrocher. Une dernière fois, oui, nous fûmes convoqués comme témoins, témoins du désespoir et de l'incertitude : je songe à la faveur de l'historisme qui marqua dans les années d'après-guerre un moment fugitif de la désagrégation des vieilles idoles. On n'était plus aussi certain de la réalité du progrès; celui-ci se dégradait en un pur Devenir, vidé de tout contenu éthique; le passé apparut jonché des cadavres de civilisations disparues, contradictoires, éphémères et vaines. Nous fûmes appelés à témoigner du relativisme fondamental de toutes les croyances et les institutions humaines : nous avons partagé avec les ethnologues l'honneur d'alimenter le désespoir d'une culture malade, incertaine d'elle-même et de tout. Cela même aujourd'hui n'a plus grande importance : il faut en prendre conscience, mes pauvres amis; nous faisons encore de l'histoire, et nous faisons tourner notre petit moulin; nous publions des documents et nous trions des faits. Mais le monde autour de nous se moque éperdument de tout ce que nous pouvons bien raconter. Si vous n'y prenez garde, tandis que vous continuerez vos jeux, vous serez complètement liquidés par une culture où nulle place ne vous sera gardée : personne bientôt ne croit plus à notre utilité.

Tristesse de l'historien, p.14.

 


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Documents| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com