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Philippe Saint-Marc   la crise écologique


    La cause fondamentale de notre crise de civilisation n'est pas économique, mais écologique : c'est la dégradation profonde, rapide et continue du cadre de vie physique et social. Les Français sont malades de leur environnement. Depuis une vingtaine d'années, notre société est en état de régression incessante. La croissance économique ne s'est traduite que par l'augmentation des biens matériels. Mais, au regard de critères humanistes, les Français étaient de plus en plus malheureux, même avant la récession actuelle, par suite de la dégradation de leur état de santé moral, psychique et physique et de la qualité de leur vie. Bien le plus précieux, l'homme était sans cesse plus gaspillé. Du président Fallières au président Coty, en près d'un demi-siècle, la délinquance juvénile avait diminué d'un quart. Depuis lors, en quinze ans, elle vient de tripler. De 1960 à 1970, le nombre des salariés admis au congé de longue maladie pour psychose ou névrose a triplé. Pour supporter leur "bien-être" croissant, les Français, en 1974, ont dû absorber soixante-treize millions de boîtes de médicaments tranquillisants, antidépressifs ou psychostimulants : trois fois plus qu'en 1964. À quoi s'ajoute la montée si alarmante de la drogue ou de cette "para-drogue" qu'est le tabac. Même sur le plan de la santé physique, l'évolution récente est très préoccupante. Pour la première fois depuis longtemps, la mortalité générale a cessé de baisser au cours de la dernière décennie. Et si le taux de mortalité continue à diminuer pour les nourrissons, il augmente, par suite des accidents de la route, pour les jeunes de quinze à vingt-cinq ans. La science médicale a fait reculer considérablement les fléaux "naturels", tels que la tuberculose. Mais nous sommes maintenant victimes des maux que nous créons nous-mêmes : ces accidents de la route qui tuent cinq fois plus de Français qu'il y a vingt ans et en mutilent dix fois plus, ou les cancers du poumon - fruit conjoint de la pollution atmosphérique et du tabac - devenus dans ces vingt dernières années trois fois plus meurtriers. (…)

      Le coût humain considérable de toutes ces nuisances est encore accru par leur coût économique énorme. Les accidents de la route en 1972 ont fait perdre à la France 25 milliards, et la délinquance impose à la société une charge annuelle de 26 milliards. Comme s'y ajoute le coût des accidents du travail, de l'alcoolisme, du tabagisme, des maladies psychiatriques, des pollutions, le total est extrêmement élevé. D'autant plus que ces nuisances, loin d'être déduites du chiffre d'affaires de la production nationale, s'y ajoutent au point que les nuisances finissent par devenir un des constituants - et même un des moteurs - de la croissance ! Ce gaspillage de l'homme est aggravé par la dilapidation de trois ressources rares et non renouvelables : la nature, l'espace, les matières premières. Dans ces domaines, le seuil de rupture écologique est maintenant atteint. L'espace a été gaspillé par une politique d'aménagement du territoire qui a concentré démesurément la population dans la région parisienne et quelques grandes métropoles régionales, et vidé l'espace rural, cumulant ainsi les insatisfactions et les charges de l'encombrement et celles de la désertification. Biens vitaux, l'air, l'eau, la verdure sont si dégradés que la joie de vivre disparaît des villes et que l'avenir de l'espèce humaine est désormais en péril, tandis que le gâchis de certaines matières - pétrole, gaz, bois, caoutchouc, métaux non ferreux - inonde de déchets les pays consommateurs tout en pillant les pays fournisseurs, au point de tarir avant la fin du siècle les ressources les moins abondantes. Paradoxe et scandale pour beaucoup d'économistes : la croissance économique rapide de ces dernières années a entraîné une insatisfaction croissante. Non pas parce qu'elle a créé des inégalités supplémentaires dans la distribution des biens matériels, mais parce qu'elle a détruit des biens immatériels fondamentaux : les joies tirées de la nature, les relations d'amitié grâce à des communautés d'habitat et de travail à taille humaine, une civilisation rurale équilibrante, des cultures régionales vivantes...»

Philippe Saint-Marc (Socialiser la Nature, Le Monde, 19-20 octobre 1975).


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