Commentaires philosophiques

 

Alain sur l'opinion


Sur l'opinion Texte avec notes

« Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes[1], que chacun les subit[2] et que personne[3] ne les forme. Un citoyen[4], même avisé[5] et énergique[6] quand il n'a à conduire que son propre destin[7], en vient naturellement et par une espèce de sagesse[8] à rechercher quelle est l'opinion dominante[9] au sujet des affaires publiques[10]. "Car, se dit-il, comme je n'ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner[11] à moi tout seul, il faut que je m'attende à être conduit[12]; à faire ce qu'on fera, à penser ce qu'on[13] pensera." Remarquez que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion[14]; mais c'est à peine s'il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu'il pourrait être seul[15] de son avis.

Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs[16], lit les journaux[17], enfin se met à la recherche de cet être fantastique[18] que l'on appelle l'opinion publique[19]. "La question n'est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre[20]." Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s'interroger eux-mêmes[21].

Les gouvernants font de même[22], et tout aussi naïvement. Car, sentant qu'ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps[23] va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu'il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n'est point de folle conception[24] qui ne puisse quelque jour s'imposer à tous, sans que personne pourtant l'ait jamais formée de lui- même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne[25] ne pense. D'où il résulte qu'un État formé d'hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou[26]. Et ce mal vient originairement de ce que personne n'ose former son opinion[27] par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d'abord. et devant les autres aussi. » Alain

Problématique.

Qu'est ce que l'opinion? Est-elle d'abord une prise de parti personnelle, ou plutôt un mode de penser impersonnel? Y a-t-il un fonctionnement de la pensée qui soit en quelque sorte plus collectif qu'individuel? Il est tout de même assez étrange que nous présentions le plus souvent l'opinion comme "personnelle" alors qu'elle est d'abord une sorte de magma de pensée collectif dans lequel nous sommes de prime abord plongé. Nous avons pris l'habitude que d'autres pensent à notre place et quand une décision importante doit être prise, notre réflexe est souvent d'aller consulter ce que d'autres pensent avant que de nous demander ce que nous en pensons nous-mêmes. Alain met en cause une paresse de la pensée, et cette tentation constante d'un repli  frileux dans l'opinion commune. Il met en évidence ce que Heidegger appelle le On qui s'exprime par la voix de l'opinion. Amiel dit dans le même sens que le On a trois voix : l'opinion, les mœurs, la mode. Le On pense et décide par avance si bien que je puis me dispenser de penser et de décider par moi-même.

Cependant, il est important de différencier l'opinion comme pensée collective (qui donne aussi la rumeur), de l'opinion publique  comme voix d'expression de la volonté générale. Il est essentiel dans une démocratie que la volonté générale s'exprime, que l'opinion en ce sens soit consultée, écoutée, car c'est aussi la voix du peuple. La démocratie est un système politique qui met l'autorité du pouvoir entre les mains de la volonté générale. S'il existe un "parle-ment", c'est bien pour que l'on parle, pour que l'opinion s'exprime, mais attention, s'exprime dans sa diversité,  non pas dans une simple moyenne de l'opinion dominante qui servirait de norme sans qu'aucune discussion soit possible. Alain revendique l'indépendance d'esprit pour la pensée, l'indépendance du jugement, le souci de fonder ce que nous pensons devant nous-même, plutôt que de constamment aller consulter une autorité extérieure, et en plus cette autorité imaginaire qu'est "l'opinion publique". Qui peut désigner cette chose "l'opinion publique"? Ce n'est qu'un être de raison. L'essentiel, c'est ce que chacun d'entre nous pense, que nous ne nous laissions pas manipuler par une pensée qui n'est pas nôtre, que nous ne tombions pas dans un conformisme passif, mais que nous possédions une autonomie de jugement. .



[1] Le mot opinion est au pluriel : les opinions, celles qui sont le lot de tous, celles dans lesquelles nous puisons, les idées en l'air que nous ne faisons que répéter et qui constitue la pensée commune, ce que nous appelons en philosophie l'opinion.

[2] Ce qui est subit est le contraire de ce qui est agi. Si je subis l'opinion, c'est que je n'en suis pas l'auteur. Ma pensée baigne dans l'opinion commune, comme le poisson vit dans l'eau. Nous sommes depuis l'enfance alimentés, nourri d'opinions de toutes sortes. Pendant une longue période nous n'avons fait que subir des opinions et il serait temps enfin de passer du subir à l'agir, de former nos propres vues au lieu de ne faire que répéter ce qui nous a été dit.

[3] L'opinion, ce n'est pas la voix de quelqu'un en particulier, c'est la voix de tous au sens où elle est anonyme : l'opinion, c'est ce que l'On pense, ce que l'On dit. Combien de formule courante commencent par On dit que "…"

[4] Le citoyen est le membre de l'État.

[5] Être avisé, avoir reçu plusieurs avis, être informé de manière à pouvoir juger de manière pertinente.

[6] Référence au volontarisme d'Alain, (venu de Descartes, via Maine de Biran), avec de la volonté, on peut tout obtenir, ici un peu de volonté personnelle et vous vous dégagerez de l'opinion.

[7] Conduire sa vie, conduire sa destinée, au sens de tracer volontairement sa voix. Le mot n'a pas un sens fataliste ici, comme on peut parfois le rencontrer dans le stoïcisme.

[8] Au sens pratique d'une certaine mesure, de juste de milieu dans le jugement entre les extrêmes. Ici, l'opinion dominante sert de milieu entre des avis opposés et contraires.

[9] L'avis qui prédomine sur tel sujet regardant les affaires publiques. Dans le langage contemporain, nous pourrions ajouter, les "fais de société".

[10] Terme de philosophie politique qui désigne la chose publique, ce qui est du ressort de la collectivité, donc d'une décision qui doit convoquer l'assentiment d'une volonté générale. Les problèmes de santé publique autour de l'épidémie de la vache folle relève de la sphère de ce qui est public.

[11] Le gouvernement est la caractéristique de l'action politique. Le gouvernement regarde l'État dans sa totalité et ceux qui tiennent en mains les rennes du pouvoir.

[12] En tant que simple citoyen, je fais parti non des gouvernants, mais des gouvernés.

[13] Remarque ce "on" qui traduit l'impersonnel de l'opinion.

[14] Ici cela veut dire un avis personnel sur une question, ce n'est pas encore une véritable conviction, mais c'est du moins plus personnel que l'opinion commune.

[15] Penser de toute manière est un acte que personne ne peut faire à ma place. Je suis le seul à penser ce que je pense, mais ici la question est de savoir si j'ai le courage de mes opinions ou si je me range dans le lot de l'opinion commune.

[16] Les rhéteurs de la politique, les artisans du débat public.

[17] Encore un élément important de l'opinion, la puissance des media qui propagent opinion et rumeur, mais en même temps diffusent une information.

[18] Ici cela veut dire qui relève du pur fantasme. Alain sous-entend que "l'opinion publique", cela n'existe pas vraiment, c'est une sorte de créature imaginaire inventée par les sociologues.

[19] Différencier opinion en général, comme ce qu'On pense et opinion publique, terme soit de sociologie (ce qui est analysé dans les sondages d'opinion), soit de philosophie politique pour désigner la volonté générale qui doit être consultée dans toute prise de décision qui la regarde.

[20] Allusion au débat public consistant à se demander si oui ou non il fallait entrer dans la guerre contre l'Allemagne (débat dans les journaux de l'époque). Nous pourrions prendre comme exemple toute décision politique importante relevant de l'intérêt général.

[21] Ce que je pense, ce qu'On pense.

[22] Il faut consulter l'opinion avant de prendre une décision politique, penser au ministre d'État qui consulte l'opinion, au Président qui demande que l'on consulte par référendum.

[23] Le corps politique. Terme à rapprocher du grand corps social, selon Auguste Comte, termes à la naissance de la sociologie moderne.

[24] Les opinions les plus délirantes qui prennent naissance dans une époque troublée, quand la conscience collective d'un peuple s'égare : cf. les opinions racistes dans la période 39-45.

[25] Le On manipule la pensée, mais le On n'est pas quelqu'un. L'opinion n'est pas une thèse soutenue par tel ou tel auteur.

[26] C'est le problème grave de l'égarement de la volonté générale. Rousseau dit que la volonté générale veut le bien, mais elle ne le voit pas toujours. Il en faut pas compter que de l'opinion puisse sortir comme par magie l'expression du Bien, du Beau, du Juste. L'opinion peut-être folle, déraisonnable, pauvre, tendancieuse etc.

[27] se faire sa propre opinion en assurant son jugement par des raisons valides dont nous puissions répondre devant autrui. Cela s'appelle passer de l'opinion à la conviction personnelle.

 


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