Commentaires philosophiques

Explication de texte : Alain, « un animal redoutable » extrait des Eléments de Philosophie, Livre 2. La copie de Catarina L.


La conscience n’est pas transparente à elle-même. Si nous pouvons justifier certaines de nos pensées, d’autres demeurent inexplicables : rêves, actes manqués, manies et phobies déroutent la conscience qui voudrait savoir qui sont ces intrus sans permis ni papiers, d’où viennent-ils et que veulent-ils ? Ainsi inquiète et désorientée, la conscience, quête une explication qui lui permettrait à la fois de rendre raison de la présence de ces créatures sauvages et de les maîtriser.

Pour analyser la nature et la fonction des pensées que la conscience comprend en elle-même sans les comprendre, la psychologie, sous l’influence du fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud, forge l’hypothèse de l’inconscient : une partie du psychique est inaccessible à la conscience qui en subit néanmoins l’influence.

Toutefois le terme d’inconscient crée peut-être autant de confusion qu’il n’en élimine. Dans ce texte Alain soutient que l’homme peut vivre en harmonie avec lui-même sans l’appui de cette notion artificielle qui l’effraie et le brouille, et dont l’humanité s’est en fin de compte toujours passé.

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Les deux premières lignes ( il y a … mythologique) posent le problème : Alain énonce sa thèse qui est que le terme même d’inconscient soulève des difficultés et que son propos dans ce texte est de traiter de la plus importante de celles-ci, à savoir que la majorité d’entre nous ignore pourquoi la psychologie a du tout voulu introduire cette notion. Ainsi la plus grande source de malentendu sur ce terme controversé est que nous ne comprenons pas comment la psychologie a eu besoin de l’inconscient et nous avons donc tendance à croire qu’il s’agit d’une découverte alors qu’il s’agit au mieux d’une hypothèse de travail, d’un outil intellectuel dont il faut d’abord comprendre pourquoi on l’a choisi, qu’est-ce qu’elle permet de résoudre et quelles sont ses limites. Celles-ci sont visées par la formule personnage mythologique : un personnage, contrairement à une personne, fait partie du monde de la fiction, mais le lecteur du roman ou le spectateur du film le ressent comme vrai, et un enfant croit tout simplement à son existence. Ainsi nous pleurons tous le triste sort de l’Esmeralda de Victor Hugo tout en sachant qu’elle n’a jamais existé et l’enfant tremble dans son fauteuil lorsque apparaît sur l’écran la belle-mère de Blanche Neige. De même l’inconscient, quand bien même il ne puisse vraiment s’agir d’un autre que nous-mêmes, est néanmoins pris pour un autre moi dans le moi, un sujet caché « derrière », « en-dessous » ou « à côté » du sujet conscient de l’individu. En outre, un personnage mythologique est un personnage qui ne vit pas dans la même région du monde que le commun des mortels : Zeus vit parmi les nuages au-delà des sommets inaccessibles de l’Olympe et Hadès dans les bas fonds souterrains plus difficiles d’accès que la tombe la plus profonde. Les personnages mythologiques sont en outre investis d’un pouvoir qui dépasse ceux des êtres humains ordinaires. Ils sont héros comme Hercule, demi-dieux comme Achille ou dieux tout court, et ceci les rend souvent horriblement effrayants, comme Poséidon, la Gorgone ou les autres monstres comme ceux que doit combattre le héros de l’Odyssée. Ceci pour dire que le rapport de force n’est jamais égal entre le personnage mythologique et la personne : dans un conflit le personnage mythologique est toujours plus musclé et surtout plus rusé et mieux informé que le mortel ordinaire. Ainsi, pour expliquer certains phénomènes de la conscience et du comportement humain, la psychologie a imaginé un sujet fictif, plus puissant que le sujet conscient et demeurant dans une région invisible de l’âme, hors d’accès au sujet, mais le gouvernant à son insu comme une effroyable télécommande.

 

Le texte s’articule en deux parties. La première (ligne 3 à 15) expose le phénomène de l’inconscient : qu’est-ce qu’en effet que l’inconscient ? C’est l’effet dans la conscience humaine du mécanisme. Ce terme désigne chez Alain la théorie scientifique selon laquelle tous les changements sont des mouvements. C’est l’idée newtonienne que tout corps conserve son état de repos ou de mouvement uniforme à moins qu’un autre corps n’intervienne pour changer cet état. Autrement dit toute cause de changement – c’est à dire toute cause – est le mouvement d’une chose ou d’une autre. Ainsi l’eau devient gaz parce que les molécules qui la constituent s’accélèrent, ou gèle parce que ces mêmes molécules ralentissent. De la même manière, le corps humain est mouvement de fluides, de cellules, de molécules biochimiques et la lumière est mouvement de photons. L’inconscient chez Alain est donc un phénomène purement physiologique qui est présent à l’esprit par ses effets (ou résultats), mais non par ses causes. La conscience n’est pas à même de percevoir ce qui fait qu’elle a froid, faim ou peur. Seul un médecin ou physiologiste pourrait lui expliquer que c’est dû à la présence ou l’absence de telle substance dans le sang ou dans le jus gastrique, ou de l’effet de l’humidité, du gel ou de l’obscurité sur tels neurones, récepteurs cellulaires ou glandes hormonales par exemple. En conséquence on peut rapprocher l’inconscient humain de l’instinct animal qui est entièrement régi par le corps : ce sont certaines hormones par exemple qui éveillent le désir de se reproduire comme c’est l’affaire de l’adrénaline de stimuler la créature attaquée –homme ou animal – à se battre ou à fuir en toute vitesse. L’instinct et l’inconscient sont donc tous les deux explicables par la seule référence au savoir de la Physiologie qui, elle, repose en dernière instance sur les principes de la physique classique. Toutefois nous distinguons l’inconscient de l’instinct parce que, alors que l’homme ne s’étonne jamais de ce que lui dictent ses instincts, les effets des causes inconscientes l’intriguent et l’effraient. Ainsi l’homme qui a faim n’a pas peur de sa faim ; il mange tout simplement. De la même manière l’amour ardent que lui inspire Juliette ne perturbe pas Roméo ; il cherche seulement les moyens de passer le reste de ses jours auprès d’elle. L’homme ne se pose donc pas de questions sur ses instincts ; il vit en harmonie avec eux. L’instinct chez l’homme est si profond, fait à ce point partie de lui, qu’il ne se sent ni menacé ni aliéné par ses lois et contenus. En ce sens on peut dire que l’homme est ses instincts et qu’il ne lui est pas possible de vouloir être autrement qu’il n’est. Si l’homme s’opposait à ses instincts, cela voudrait dire qu’il ne voudrait plus être un homme, mais un requin ou une hirondelle ou une autre créature qu’il n’est pas. L’homme fait un avec ses instincts pour les mêmes raisons qu’il veut persévérer dans son être.

Au contraire les résultats de l’inconscient troublent l’homme qui sont « un effet de contraste dans la conscience ». En effet la conscience n’adhère pas facilement aux effets de l’inconscient. Elle se pose des questions sur ses angoisses, ses rêves, ses manies. Alors qu’elle ne se soucie jamais de savoir pourquoi l’instinct lui dicte telle ou telle pensée – puisque la conscience vit l’instinctif comme allant de soi – elle conteste, examine et souffre parfois de ce que l’inconscient lui suggère. Il y a contraste parce que la conscience à la fois ne s’explique pas et ne s’identifie pas avec les effets de l’inconscient. Pourquoi ai-je fait tel rêve et qu’est-ce qu’il signifie ? Pourquoi ai-je peur de traverser la rue, alors qu’il n’y a pas de voitures, ou pourquoi les chiens bergers m’inspirent-ils une telle horreur ? Pourquoi suis-je attiré par les jeunes filles qui louchent ou pourquoi une simple madeleine trempée dans du thé me remplit-elle d’un tel bonheur ? Il y a effet de contraste aussi parce que l’inconscient est à l’origine de réactions physiques que je ne m’explique pas car je ne vois pas ce qui les a causées : pourquoi est-ce que je me réveille à quatre heures dix précises quelque soit l’heure à laquelle je me couche ? Pourquoi est-ce que je fonds soudainement en larmes ou sens une force inhabituelle dans mes poumons ou dans mes bras ? Pourquoi est-ce que je tremble ou transpire soudainement ? Le médecin ou le psychologue me diront : « c’est parce que tu as peur » ou « c’est que tu anticipes un danger » , alors que je n’en ai aucune conscience. Le corps peut alors me renseigner sur des émotions qui ont échappé à la conscience. Ainsi l’exemple d’Ajax qui, parce qu’il est décidé à vaincre les Troyens et devenir un héros, prend conscience cette détermination par la rapidité de ses jambes sans être capable cependant de faire le lien cause-effet. Il attribue donc la soudaine puissance de ses jambes à un dieu ou à un monstre car l’influence de sa pensée sur son corps s’est fait à son insu.

Par conséquent l’inconscient crée l’impression qu’il y a un autre moi dans le moi, que nous sommes deux sujets à habiter le même corps et que ma conscience est hantée par un fantôme. Poussée à l’extrême cette disposition peut susciter la scission de la personnalité en plusieurs. Ainsi la psychiatrie connaît des cas d’individus ‘habités’ par plusieurs personnes distinctes qui ont souvent des rapports conflictuels entre elles, telle la femme dans le film Les Trois Faces d’Eve.

On pourrait alors penser que l’homme vit par nature dans le conflit et qu’il lui est impossible d’être réconcilié avec lui-même. En fait l’être humain « s’habitue à avoir un corps et des instincts » : si les rêves nous étonnent, si nous ne comprenons pas toujours pourquoi nous rougissons ou frémissons, il n’en est pas moins vrai que nous sommes habitués à rêver, qu’on échappe toujours au rêve au réveil et qu’il laisse en général peu de traces dans la mémoire. Aussi peu de personnes sont-elles troublées par la présence de certains aspects inexplicables dans la conscience. Après tout ne pas comprendre comment nous digérons ne nous a jamais empêché de bien digérer! L’équilibre psychique n’exige pas une totale lucidité quant au contenu de la conscience. « L’autre moi » n’est pas nécessairement un monstre ou un fantôme : il peut aussi être un animal domestique qui vit chez nous, qui a ses habitudes et ses particularités que nous ne comprenons pas toujours, mais qui ne nous mord pas à condition que nous le laissions tranquille dans son chenil. Nous avons donc « une heureuse disposition » qui nous permet d’ordinaire d’accepter certaines conséquences mystérieuses découlant de l’union de notre âme ou conscience à un corps.

 

Le tort de la psychanalyse de Freud, que Alain critique dans la deuxième partie du texte (lignes 16 à 30), est de détruire cet équilibre qui s’instaure spontanément en l’homme à moins que quelque chose l’en empêche. Jusqu’à l’avenue de la psychanalyse, ce facteur perturbateur était un traumatisme grave – abus dans l’enfance, accident, maladie mentale, tumeur cérébrale– mais à partir de Freud la psychanalyse, tout en se disant guérir les troubles mentaux, est elle-même la source d’une scission entre l’individu et lui-même. Celle-ci est le résultat de la profonde angoisse que la psychanalyse suscite chez le sujet en lui faisant croire qu’il y a en lui un monstre caché dont il ne peut pas se débarrasser et qu’il lui faut apprendre à voir et même à devenir. L’individu qui jusqu’à Freud vivait en paix dans une maison qui lui appartenait doit désormais accepter, comme Elmire l’intrusion de Tartufe, qu’il n’est pas seul chez lui, que son foyer est la propriété d’un autre qui y règne en maître d’autant plus absolu qu’il est invisible. Ce monstre, cet animal redoutable séjourne dans les bas-fonds inexplorés de la maison et menace à chaque instant d’y entraîner son hôte ahuri afin de le forcer à participer à ses orgies épouvantables. Pire, le malheureux individu perdra progressivement sa liberté, sa dignité, sa raison et son éthique pour se transformer, comme le protagoniste de La Métamorphose de Kafka se mue en insecte, en ce même monstre vil et bas.

Cette abominable créature qui inspire une telle peur à tant de gens n’est cependant qu’une invention de Freud. Pour effroyable qu’il soit, il est une fiction et s’il opprime les hommes comme le tyran de La Boëtie, cependant « il n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent » (Discours de la Servitude Volontaire). Il s’ensuit que ce don du pouvoir est le résultat de la croyance en l’existence du tyran. Ainsi il n’y a pas davantage lieu de craindre le monstre appelé l’inconscient freudien qu’il n’y a de raison de se laisser effrayer par les allégations de diablerie ou d’apocalypse. Pour qu’il cesse de vous tourmenter il suffit de se rendre compte qu’il n’existe pas. L’inconscient est donc une nouvelle superstition ; c’est le diable de nos temps modernes.

 

On peut alors se demander comment Freud a fait pour façonner un tel diable. On est tenté de penser qu’il doit bien avoir découvert quelque chose de neuf en l’homme qui lui aurait permis de conclure à l’existence de cette monstruosité. Cependant c’est là un leurre puisque l’inconscient a été inventé « d’après des signes tout à fait ordinaires ». En effet l’homme rêve et interprète ses rêves depuis toujours. Les contes et légendes sont pleins de matériel onirique que l’on décrypte. Ainsi dans la Bible Joseph interprète les rêves du pharaon et Jésus voit dans un rêve la fin de Jérusalem. Les rêves sont présages, un lieu de rencontre avec les défunts ou une clé aux énigmes qui nous troublent. Ces récits témoignent d’une époque où l’homme vivait en harmonie avec ses rêves : les rêves le guidaient et lui ouvraient des portes, c’était des conseillers, des amis. Le freudisme casse cette confiance entre le rêveur et son rêve en faisant du rêve l’allié du nouveau diable, et même l’instrument par excellence de celui-ci. Désormais le rêve est incompréhensible pour le rêveur, ce n’est plus son rêve, mais un rêve qui a lieu dans sa tête – qui comme nous venons de le voir ne lui appartient plus puisque c’est le foyer du monstre inconscient – et dont les symboles ne sont là que pour le tromper. En effet, pour Freud, l’interprétation des rêves ne peut se faire qu’en séance analytique sous la guidance de l’analyste. Celui-ci relève les déplacements et condensations qui ont eu lieu dans le rêve et qu’il faut déchiffrer afin d’accéder au véritable sens du rêve qui est toujours latent. Le rêve est cela même que le rêveur ne pourrait pas comprendre, puisque par définition freudienne le rêve est ce que tisse l’inconscient précisément dans le but de déguiser le désir refoulé.

 

Sournoise, la psychologie freudienne attaque l’homme en son point le plus faible. En effet les « choses du sexe » rendent l’homme vulnérable parce qu’elles sont à la jonction de l’animal et de l’humain, à la fois désir et répulsion, force et blessure, union de deux âmes et infâme bestialité. Puisque la sexualité ne montre une de ses faces que pour cacher l’autre, l’homme ne peut jamais avoir une totale lucidité en ce qui la concerne : pourquoi suis-je attiré par telle femme ? Pourquoi suis-je jaloux ? Pourquoi me faut-il toujours la même femme ou au contraire pourquoi une femme cesse-t-elle de m’attirer dés que je l’ai possédée ? Pourquoi est-ce que j’éprouve le besoin d’être battu, ligoté ou insulté par mon partenaire ? Pourquoi suis-je homosexuel ou pédophile ? Autant de mystères qui troublent le sujet concerné et l’emplissent d’une ambiguë culpabilité car il est à la fois responsable et pas responsable de sa sexualité : il n’a rien choisi – ou bien ? - rien prémédité – du moins qu’il s’en souvienne… – et cependant il est bien consentant car ces choses se présentent il ne sait comment à sa conscience comme objets de son désir. Ainsi ces « choses du sexe » sont comme « des crimes de soi, auxquels on assiste » : le sujet est simultanément l’auteur actif et coupable et le spectateur passif et innocent de ces actes commis par lui-même en tant qu’autre et par un autre qui n’est que lui-même. Ce doute offre « une riche interprétation » puisque moins il y a de certitude, plus la porte est ouverte aux traductions et commentaires que rien ne saura contester. Du moment où il n’y a pas de science l’expérience ferme et sans ambiguïté n’apportera jamais ses gênantes preuves du contraire et il est donc de ces « choses du sexes » comme de celles du ciel : les deux se situent sur un terrain inaccessible et ténébreux et sur lequel on peut raconter tout ce qu’on veut. Autrement dit la notion d’inconscient ne pourrait être davantage métaphysique.

 

Par conséquent elle est elle-même sujette à de graves malentendus. Le plus sérieux est la croyance en un autre sujet. En effet l’inconscient freudien est capable de pensée, de désir et surtout de calcul : comment déguiser les désirs interdits de manière à ce qu’ils trompent la censure et puissent s’éclater en toute liberté dans le champ de la conscience ? S’il y a deux pensées antagonistes – « j’aime mon frère » et « je hais mon frère » - et que je n’ai pas davantage accès à l’une d’elles que si elle avait lieu dans la conscience d’un autre, il est aisé de comprendre comment naît l’impression d’un autre moi dans le moi. Contre cette superstition il faut rappeler que le sujet – le je pense, l’aperception transcendantale – est unique et que seul lui pense. Si je ne suis pas maître dans ma maison, du moins ai-je l’assurance d’y être seul. « Cette remarque est d’ordre moral » pour deux raisons.

La première est qu’affirmer que l’inconscient est un autre moi c’est une manière de traiter le corps comme un égal de l’esprit. L’esprit n’est plus alors ce qui guide le corps. Au contraire cette idéologie freudienne glisse facilement vers l’idolâtrie du corps comme le démontre notre époque si influencée par ses travaux. Aujourd’hui « liberté » et « bonheur » ne sont-ils pas des mots que nous associons avant tout au physique ? Au physique dénudé des publicités de toute sorte, au physique luxurieux des couvertures de revues et écrans cinématographiques qui ne cessent de nous enseigner que la liberté c’est avant tout ne rien assujettir à un esprit névrosé et réprimé, mais toujours donner libre-cours au moindre caprice de notre corps adoré. Ainsi hisser l’inconscient au même rang que le conscient revient à faire du corps un égal de l’esprit et donc – ce qui revient au même – d’ôter à l’esprit son autonomie et par là le dégrader et l’avilir. En effet un esprit tenu en laisse par un corps appétant qu’est-ce d’autre qu’une misérable marionnette dont on peut douter de sa raison d’être ?

La deuxième raison est que si l’homme est l’esclave et le serviteur de son corps alors il ne peut plus être responsable de ses actes. C’est son corps, animé par des motifs dont le sujet ne sait rien, qui a volé, violé, tué. Nous pensons ici au nombreux accusés dont la défense a invoqué ‘l’enfance malheureuse’ et les séquelles de celle-ci dans ‘l’inconscient’ dont le criminel serait autant la victime que le plaignant.

Ainsi le malentendu sur le terme d’inconscient revient à ôter à l’homme à la fois sa dignité humaine – il est ravalé au rang d’une bête incontrôlable – et sa responsabilité – puisqu’il n’est plus le sujet des ses actes comment peut-il rendre des comptes ?- et ne peut donc que semer la panique chez ces possédés du diable que rien ne saurait exorciser puisque, contrairement au diable d’antan qui était un intrus venu de l’extérieur, ce nouveau Satan ne pourrait être plus intime. Il fait naturellement partie de nous. Il est nous. Contre cette nouvelle croyance aux esprits qui ôte à l’homme sa liberté il faut rappeler que le sujet ne peut qu’être un, qu’il est logiquement impossible qu’il soit deux ou trois ou davantage et que nul ne me connaît mieux que moi-même, que chaque pensée que je pense et chaque acte que je fais sont un point de départ dont je suis l’unique agent et l’unique responsable, que rien ne me force que moi-même car, comme le dit Alain un peu plus loin dans ce même texte, «  je veux ce que je pense et rien de plus ».

 

Néanmoins cette critique de Freud est-elle justifiée ? Freud parle-il vraiment d’un autre moi dans le moi ? Considérons comment Jung, disciple de Freud, travaille le rêve que lui rapporte une de ses patientes : elle avait rêvé qu’elle avait étranglé un petit chien blanc. N’éprouvant aucun désir d’étrangler des canins, elle avait été étonnée par ce rêve. L’erreur que critique Alain est d’imaginer que cette dame serait habitée par une créature qui s’en prendrait aux petits chiens. Le rêve exprime une pensée et cette pensée est pensée par la patiente elle-même. Le travail de la psychanalyse consiste à retrouver la pensée explicite qui s’exprime de manière implicite dans ce rêve. Dans le cas précis de cette patiente le petit chien est une métaphore de sa belle-sœur qu’elle souhaiterait effectivement supprimer. Le contenu patent du rêve exprimait donc au moyen de cette image une pensée latente que le sujet rêveur pouvait reconnaître comme sienne. Selon la psychanalyse le mécanisme qui a amené cette personne a faire ce rêve est donc le suivant : elle a éprouvé le désir de supprimer sa belle-sœur. Or comme ceci est impossible – la loi l’interdit, c’est immoral, qu’en dirait-on ? – elle l’a refoulé. « Refouler » peut simplement vouloir dire qu’étant impossible que son désir soit réalisé, elle a cessé d’y penser. Toutefois, comme la mémoire conserve tout notre passé, les pensées ainsi mises de côté subsistent toujours dans le psychique et il suffit d’un moment d’inattention – tel le sommeil – pour qu’elles remontent à la surface de la conscience pour, selon la formule de Bergson, «  y exécuter leur danse macabre » (L’énergie Spirituelle). Les pensées – ou fragments de pensées – qui sont exprimées dans les rêves sont bien des pensées du sujet et du moment où il a compris les associations d’idées et de souvenirs de toute espèce qui ont donné lieu à ce rêve il se rend bien compte que celui-ci exprime ses désirs à lui et non ceux de quelque pervers intrus.

 

Ainsi ce qu’il faut entendre par le terme « inconscient » c’est tout le contenu du psychique que la conscience ne peut pas garder dans son champs de vision car celui-ci est assez étroit et astreint aux besoins de l’action présente alors que la totalité du psychique – souvenirs, pensées, désirs ainsi qu’un flux incessant d’impressions nouvelles – est immense. Ce qui entre dans le champ de la conscience c’est d’abord ce qui est d’utilité immédiate – je retrouve un savoir dont j’ai besoin à présent, par exemple un numéro de téléphone – ou une impression trop forte pour être ignorée par la conscience – le bruit du marteau-piqueur ne m’est d’aucune utilité, mais je ne peux pas l’ignorer comme j’ignore le monotone ronronnement de l’imprimante –. Ainsi nous pouvons comme Leibniz distinguer les petites perceptions qui n’entrent pas dans le champ de la conscience et la condensation de plusieurs de ces petites perceptions en quelque chose que la conscience peut capter. Le psychique peut donc être comparé à un iceberg dont la majeure partie est submergée et dont nous n’apercevrions que le modeste pic.

 

L’idée de pensée latente ne doit pas s’entendre comme une pensée pensé sans que le sujet pensant ait conscience de la penser. C’est là un contre-sens qui aboutirait facilement à l’idée qu’il y a en chaque âme deux sujets pensants. Une pensée latente a bien été consciente au moment où le sujet la pensait. Or depuis elle a évacuée du champs de la conscience soit par l’oubli – elle fut pensée il y très longtemps, dans l’enfance par exemple -, par inattention – elle a été pensée en même temps que beaucoup d’autres pensées et le sujet n’a pas fait attention à elle – ou parce que dominée dans la conscience par la pensée contraire – la pensée : ‘je veux tuer ma belle-sœur’ a été chassée de la conscience par cette autre : ‘ il ne faut absolument pas que je tue ma belle-sœur’ -. En effet l’inconscient est le lieu de stockage de pensées conflictuelles et gênantes que le sujet aurait préféré ne pas penser et qu’il relègue donc, comme un objet encombrant à la cave, dans ce champs ténébreux hors de sa conscience. Le travail de Freud consiste a retrouver ces pensées oubliées ou dissimulées afin que le sujet puisse s’expliquer certains de ses comportements et émotions qui sans cela resteraient obscures.

 

En conséquence Freud n’a pas inventé un animal redoutable ou un monstre dont l’homme serait la victime. Il a mis au point une technique qui pourrait aider l’homme à recouvrer des souvenirs et des idées qu’il a oubliés, enfouis ou qu’il distingue mal dans l’énorme amas de pensées qui a tout moment constituent son univers mental, et qui néanmoins l’influencent à son insu. Le travail psychanalytique sur l’inconscient vise à élargir le champ du conscient afin de permettre au sujet pensant d’accéder à un rayon plus vaste de sa personne et de se reconnaître dans des pensées que lui-même a travestis à tel point que c’est comme si elles étaient les pensées d’un autre. Ce sont ces mécanismes de transformation et de déguisement de ses propres pensées que la psychanalyse fait découvrir et comprendre au sujet désorienté par le contenu exotique d’une partie de son psychique.

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L’intérêt philosophique de ce texte d’Alain est qu’il souligne à quel point il est facile de comprendre le travail de Freud de travers. S’il n’y a de pensée que pour autant qu’il y ait un sujet pensant – une pensée sans sujet qui la pense est un non-sens – et que je ne suis pas conscient de certaines pensées que l’on affirme cependant avoir lieu dans ma tête, la question se pose d’emblée : qui donc pense ces pensées ? Il en découle que les idées de Freud, si populaires soient-elles, ne sont intelligibles qu’au sein de leur contexte. Hors de celui-ci elles donnent lieu à toute sorte d’idées fausses, voire contradictoires, qui pis est, courent les rues sous forme de ces bizarres lieus communs qui caractérisent notre époque et que nous retrouvons aussi bien dans la presse hebdomadaire et dans la publicité que dans les ouvrages de vulgarisation de la psychologie et dans les verdicts des magistrats. Que Freud ait changé notre Weltanschauung va de soi. Il n’en résulte pas pour autant que nous ayons compris ses travaux. Loin de là : quoi en effet de plus nébuleux qu’une théorie qui depuis sa création a été déformée une quantité innombrable de fois, à tel point que tout le monde croit la connaître et que chacun en donne sa version, pour ou contre, jamais exacte, toujours embrouillée ?

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