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Texte de Kant sur le sens de l’Histoire. Texte tiré des opuscules.

    un modèle de commentaire de texte

    Si l’homme est libre de manière absolue, comme le soutient Sartre, il doit se créer lui-même, le sens de son existence ne lui est pas donné comme une route qu’il lui suffirait de suivre. Appliquée à l’Histoire, cette thèse reviendrait à dire que l’homme ne peut que créer l’Histoire, avec autant de liberté qu’il peut créer sa propre existence. Mais cela veut aussi dire que l’Histoire n’a pas en elle-même de sens : pas ni d’orientation, ni de signification.

    Pourtant, considérer que le devenir de l’humanité ne va nulle part, ne suit pas la courbe d’un progrès est une déclaration plutôt désespérante. Tout homme conscient et sincère souhaite contribuer à l’amélioration de la condition humaine. N’est il pas indispensable que l’Histoire ait un sens pour que notre propre existence - qui est historique en ait un ?

    Dans ce texte, Kant montre que nous n’avons pas à renier l’idée d’un sens de l’Histoire, sous le seul prétexte de ce que l’homme est libre. La liberté humaine n’est pas incompatible avec le progrès dans l’Histoire. Le sens de l’Histoire est une visée de notre action pratique en ce monde.

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    De la ligne 1 à 6 (Cette espérance... appartient), Kant pose sa thèse. Les espoirs que les philosophes ont pu mettre dans le progrès du genre humain à travers son éducation sont une ligne directrice de l’interprétation du sens de l’Histoire. L’homme, qu’il vive bien ou mal, vit dans le temps. Or le temps ne comporte une ouverture que si le futur paraît ouvert, que s’il peut faire advenir des possibilités nouvelles et meilleures. C’est ce qui faire dire communément que " l’homme vit d’espérance ". Il est aussi humain de vivre d’espoir qu’il est humain de vivre dans le temps. Espérer pour le genre humain, c’est souhaiter que le futur soit plus glorieux que le présent. Espérer " en des temps meilleurs " ne relève en aucune façon d’un mode de pensée fantaisiste. Au contraire, tuer cet espoir d’un futur plus élevé, c’est tuer toute ambition de changer le monde actuel pour léguer aux générations à venir un monde meilleur que le nôtre. C’est en voyant l’Histoire de cette manière que nous pouvons nous sentir réconforté, car c’est dans cette vision que peut germer " un désir sérieux de faire quelque chose d’utile au genre humain ".

    Cette phrase est la clé du texte. Elle montre que l’idée d’un sens de l’Histoire n’a pas nécessairement besoin de la caution d’une Raison qui gouvernerait le Monde et tiendrait mystérieusement entre ses mains notre destin. Peut importe si nous ne pouvons pas lire les voies de la providence universelle, ou le Plan Divin qui mènerait l’humanité. Nous pouvons très bien considérer que le progrès de l’Humanité est une longue tâche à accomplir dans la succession indéfinie des générations. Nous pouvons par là avoir le sentiment d’apporter notre pierre à l’édifice, qui est l’édification du genre humain. Ce que nous voulons, c’est le " bien général " de l’humanité. Cela veut dire que toute contribution digne de ce nom au progrès humain est toujours une contribution morale : une action qui va dans le sens du Bien. Il ne suffit pas de donner à l’homme plus de puissance technique. L’homme n’est pas non plus grandi d’avoir plus de science. L’homme n’est vraiment meilleur que quand il est plus sage, plus avisé, quand sa connaissance de lui-même est plus étendue et que sa conduite est inspiré par le souci du bien de tous. Il est concevable qu’un peuple dispose d’une technique surpuissante et d’une science avancée, mais reste en même temps moralement barbare. Le souci de Kant est de mesurer le progrès en terme de moralité accomplie, en terme de sagesse et de vertu. Le progrès n’est pas seulement une " progression ", ce n’est pas un " changement ", termes qui sont plus neutres. Le progrès moral, c’est un pas dans la direction d’une véritable évolution consciente vers le meilleur.

    Cette intention de faire de son possible pour apporter sa pierre à l’amélioration de la condition humaine n’est pas une idée nouvelle. Les esprit les plus droits, les esprits les plus intègres et sincères l’ont eu depuis toujours. Mendelssohn est l’exemple donné dans le texte. Plongé dans l’époque des Lumières, il dû, aux dires de Kant, déployer toute sa bonne volonté pour suivre le cours d’un progrès dans lequel il croyait. Pourtant, les Lumières nous ont dans cet espoir du progrès légué aussi une chimère. Dans l’enthousiasme des progrès de la science, on a cru naïvement que la science avait une mission presque religieuse. On voyait la science délivrer l’humanité de la superstition et faire une monde paisible et heureux. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous avons compris que progrès technique et progrès scientifique ne signifiaient pas nécessairement progrès de l’humanité. Contre les rêves des Lumières, nous avons appris à nous méfier des manipulations techniques au nom de la science. Nous savons bien qu’il ne faut pas voir dans la science une sagesse, morale ou une religion, ce qui n’est pas son but. Mis à part ce point, nous pouvons encore partager l’idée d’un " progrès des Lumières ", en tant que progrès de la culture contre le manque d’instruction, l’inculture et la barbarie. Ramené son essence, le progrès est un développement de la conscience, ce que les Lumières ont interprété comme progrès de la raison. L’espoir du progrès, c’est la confiance placée dans la raison humaine, capable de prendre en main son destin et de faire de la loi de la raison, la règle de sa conduite (raison pratique)et de son savoir (raison théorique).

    Mais le progrès doit aussi se traduire par la " prospérité de la nation " (ligne6). Il nous semble en effet que l’on ne pourra guère parler de progrès que si les nations deviennent effectivement économiquement plus prospères. Quel sens aurait le progrès s’il fallait en exclure sa dimension économique ? Le fait que les 2/3 de l’humanité meurt de faim tandis que le tiers vit dans l’opulence n’a rien de satisfaisant pour la raison. Toute contribution apportée au bien-être de l’humanité dans ses besoins les plus essentiels va dans le sens du progrès. Cela ne veut pas dire que le progrès soit par nature " économique ". Ce serait une définition très pauvre du progrès. Là aussi, on répondra qu’un peuple peut très bien être économiquement riche et spirituellement pauvre et même - pourquoi pas - moralement dégénéré. Ce n’est pas contradictoire. Que l’homme progresse au cours de l’Histoire ne veut pas dire qu’il a d’abord de quoi remplir son réfrigérateur.

    De la ligne 6 à 15, Kant apporte ses justifications (car... nous-mêmes semés). L’idée principale de ce passage est que l’Histoire ne pourra s’accomplir que par la collaboration des générations. Ceux qui travaillent dans la culture des pins savent que leur travail ne sera pas pour eux-mêmes un bénéfice. Ils plantent les arbres pour leurs enfants ou même leurs petits enfants. Travailler seulement pour soi-même est une vue très courte. Ce qui donne une vraie valeur à notre travail, c’est la possibilité qu’il soit repris et prolongé par les générations à venir. L’idée est d’autant plus juste appliquée l’éducation du genre humain dans le cours de l’Histoire. Les espoirs mis par les esprits les plus droits dans une éducation progressive du genre humain ne prennent leur sens que vus à long terme, dans ce long apprentissage de génération en génération qu’est l’éducation du genre humain dans son ensemble. On peut-être déçu de ses propres résultats ; mais l’idée que d’autres en prolongeront l’élan est un réconfort non négligeable.

    Cependant, ce qui fait le plus problème, c’est l’ambiguïté de la liberté humaine. L’Histoire n’est pas une aventure où l’homme serait seulement victime des catastrophes envoyées par la Nature. Au fond, l’élément le plus destructeur c’est l’homme lui-même. La violence resurgit si souvent dans l’Histoire que l’on n’ose à peine croire que l’humanité " évolue " vraiment. Hegel disait que les pages blanches dans l’Histoire sont rares. Les pages sanglantes sont les plus nombreuses. Toute philosophie de l’Histoire se doit d’affronter cette énigme. Comme Hegel, Kant souligne la nécessité d’une vision réaliste du cours de l’Histoire. Le réalisme commande de regarder la violence dans toute son étendue et d’aller jusqu’à reconnaître que toute civilisation est mortelle. Dans le passé, les plus grandes civilisations sont nées et ont disparues. Concevoir le sens de l’Histoire comme un dessein d’ordre pratique peut cependant éloigner cette inquiétude. Il suffit que demeure vivant l’espoir " d’un avenir qui pourrait être meilleur " (ligne 12) et que modestement, nous tentions d’y apporter notre contribution. Le seul souci qui s’exprime dans cette attitude, c’est le sentiment contraire de l’égocentrisme au sens postmoderne : " une bienveillance désintéressée ". La morale de notre temps flatte le fait de " profiter " de ce que la vie nous apporte. Profiter veut dire tirer profit, exploiter le plus avidement possible et pour soi-même. Profiter, c’est le contraire de donner et de se donner, c‘est le contraire de la générosité, de la bienveillance qui donne sans souci de recevoir les fruits de son propre don. La tâche de l’éducation du genre humain est si vaste que nous ne pouvons croire en voir la réalisation achevée de notre vivant (ligne 13). Ce que l’éducateur sème dans l’esprit de son élève, il ne le voit pas germer. Seul la perspective que l’élève lui aussi deviendra éducateur peut le rassurer.

    De la ligne 15 à 20 (Les raisons... établies), Kant réfute ceux qui prétendraient nier la valeur des résolutions tirées d’un espoir dans le progrès de l'Histoire. Il reste en effet une objection. On pourrait peut-être argumenter en disant que cet espoir de progrès est une chimère et que de soit-disant résolutions inspirée par cet espoir ne sont, à tout prendre, que des velléités naïves, voire des constructions utopiques. On peut mettre en avant des raisons tirées de la seule observations des fait en histoire : les raisons empiriques. On pourrait dire par exemple : regardez ce qu’est devenue la grande Grèce, elle s’est effondrée. La Rome antique aussi. L’une et l’autre ont pourtant manifesté une haute culture. Peut-on tirer des leçons du passé pour le présent ? Ce qui n’a pas réussi dans le passé doit-il pour autant nécessairement échouer dans le futur ? L’idée d’une humanité spirituellement accomplie n’a-t-elle aucune valeur, si l’on n’en trouve pas d’exemple dans l’histoire ? Il n’est pas nécessaire d’avoir un exemple pour donner à un Idéal, toute sa force et sa vérité. Par définition, l’Idéal n’est pas un fait, c’est une visée et ici une visée à long terme, dans une durée indéfinie. Tirer prétexte des faits c’est donc proposer des raisons " inopérantes " (ligne 16). L’argument n’est pas valide pour la philosophie de l’'Histoire. Il n’est d’ailleurs pas non plus valide dans l’ordre de la technique. Pendant des millénaires, l’homme n’a pas réussi à voler. Ce n’est pas cela qui a rendu " impossible " les voyages en avion (ou dans l’exemple de Kant en ballon). Le " possible " est un concept bordé par l’impossible et l’un et l’autre sont relatifs et non absolus. Les possibilités de la technique sont telles qu’il faut rester très prudent et ne pas prétendre trop vite qu’une réalisation est en-soi " impossible ". L’impossible ne se réfère qu’au savoir d’une époque. Dans l’état actuel de nos connaissances, telle chose semble impossible. Mais justement, cet état actuel est vite dépassé, si bien que ce qui semblait impossible aux hommes d’une époque peut-être possible au regard des hommes d’une autre époque. La radio, le téléphone, la télévision, l’ordinateur ont d’abord été des projets " absurdes " imaginés par des " charlatans " ! Ce qui est vrai des desseins d’ordre pragmatique, (pour l’utilité), technique, (comme application d’une science), l’est il des desseins d’ordre moral ? L’argument vaut aussi dans l’ordre moral. Ce n’est pas parce que l’Humanité n’offre pas d’exemple historique de civilisation éthiquement parfaite, que la recherche d’un progrès dans le Bien et vers le Bien n’a pas de sens. En d’autre terme, il n’y a pas à tirer de leçon de l’Histoire, que ce soit pour ou contre un tel projet. Ce projet vaut pour lui-même, au moins à titre d’idéal, même si nous n’avons pas d’exemple concret de sa réalisation. Ce qui constituerait par contre une véritable objection, c’est que l’idée d’un progrès de l’Humanité contienne une contradiction. Est possible ce dont l’opposé ne comporte pas de contradiction. Est contradictoire ce que l’on ne peut même pas imaginer comme possible. Un cercle carré est une contradiction, une impossibilité par définition. Une chèvre-mouton n’est pas un concept contradictoire pour la génétique, c’est une possibilité. Le seul recours que pourrait avoir les adversaires de toute philosophie de l’Histoire, au sens où Kant l’entend, serait d’établir démonstrativement (ligne 21) que c’ est une idée contradictoire. Tant que l’on n’aura pas relevé ce défi, l’idée en restera pleinement valide.

    Enfin, de la ligne 21 à 32, Kant conclut l’analyse en montrant qu’après tout, l’Histoire témoigne dans son cours général en faveur de la thèse du progrès du genre humain, même si certains cas particuliers viennent s’inscrire en faux contre cet espoir. Il s’agit donc de trouver des " preuves " du progrès accompli par l’humanité, ou des signes de progrès. Il est entendu, comme nous l’avons montré, que ce qui est en jeu c’est le progrès " au point de vue moral " (ligne 24) et non le progrès dans un autre sens. On pourrait citer comme exemple la formulation des droits de l’homme et sa reconnaissance universelle depuis 1789. La fondations d’organisation telles que l’’O.N.U., l’unicef nous montre que ce qui était autrefois seulement considéré comme des aspirations morales a finit par se cristalliser dans de véritable institutions, ce qui constitue un progrès. Un philosophe de l'Histoire contemporain, Fukuyama, montre qu’il en est aussi 1) que l’idéal de la démocratie dans le monde qui a fini par se répandre partout sur la planète. 2) La mondialisation de l’économie est aussi un fait qui est en train de provoquer des bouleversements immenses qui, à long terme, vont renverser la situation de domination pays développés/pays sous-développés. Fukuyama interprète l’un et l’autre de manière optimiste, comme de véritable progrès. Globalement, nous ne pouvons tout de même pas envier les siècles qui précèdent. Mais cet optimisme doit rester mesuré. Nous ne devons pas perdre de vue la possibilité " d’’interruptions " du progrès. Nous pourrions par exemple penser que ce que l’Iran ou l’Algérie subissent aujourd’hui, c’est une " brève interruption " de leur progrès. Faut-il parfois que l’humanité se replonge dans l’obscurantisme pour qu’elle puisse mieux s’en débarrasser ? Faut-il des périodes de barbarie pour mieux aimer la beauté et la grandeur de la culture ? Kant estime que si les interruptions du progrès sont " brèves ", elles ne prouvent rien contre le progrès lui-même qui Se fait malgré tout. Le progrès est la loi générale, les irruptions de violence sont des exceptions particulières.

    Curieusement, il y a toujours eu des esprits chagrins pour dire que l’humanité va sur son déclin, se précipite vers la barbarie. Notre époque aime le cynisme. Cioran disait que " toute évolution est un élan vers le pire " ! Les esprits les plus conservateurs s’inquiètent des changements de la culture, de la perte de la tradition, de la perte de l’idéal de l’honnête homme, de l’homme cultivé et éclairé du XVIIIème. Il est très surprenant de lire chez Kant lui-même, donc au XVIIIème siècle, en plein siècle des Lumières, les inquiétudes des contemporains sur " l’abâtardissement croissant de notre temps " (ligne 26). On pouvait croire que les angoisses des intellectuels contemporains vis-à-vis de la " crétinisation actuelle de l’’humanité " n’appartenait qu’à notre ère postmodenre. Ce n’est pas le cas. Il y a toujours eu des prophètes du déclin de la culture et cela n’a pas empêché l’humanité de progresser à sa manière. D’où vient que ce même raisonnement soit tenu à différentes époques ? Quand vous atteignez un sommet en montagne, ce qui est dessous parait petit. Le fait de s’élever relativise ce qui est laissé au dessous, parce que le point de vue change. Les limites perçues ne sont pas engendrées par miracles à ce moment là, elles apparaissent parce que l’on commence à les voir d’un point de vue plus élevé que celui que l’on avait avant. On pourrait par exemple s’inquiéter de la sortie de nombreuses " affaires " en politique aujourd’hui et en tirer un constat fataliste : vers quel monde allons-nous ? Vers quels déclin moral ? Mais justement, nos exigences morales sont devenues bien plus élevées. Nous nous voulons plus de cette immixtion malsaine de l’économie dans la politique, des magouilles en tout genre. L’explosion des affaire traduit une résurgence du sens moral et une liberté de la justice face au politique. C’est bon signe. C’est exactement ce que Kant cherche dans ce passage : des signes de progrès moral dans l’Histoire. Ainsi " monté à un degré plus élevé de moralité ", l’esprit a " un horizon plus étendu " (ligne 27). La conséquence en est que notre jugement moral ne peut que devenir plus exigeant vis-à-vis de la moralité humaine du passé. Nous portons un regard critique sur le " cours du monde " (ligne 31), refusant les compromissions qui étaient le lot ordinaire de la vie pratique des générations antérieures.

    L’intérêt philosophique du texte de Kant est donc de nous montrer que l’on peut admettre un sens de l’Histoire sans devoir pour autant lire les voies de la providence, ou même sans se livrer à une spéculation prophétique sur les destinées de l ’Histoire future. S’il y a une Providence qui prend soin du destin de l’humanité, ce n’est pas un tyran qui exigerait des sacrifices nécessaires au progrès de l’Esprit. Dans La raison dans l’Histoire, Hegel veut montrer le caractère nécessaire du mouvement de l’Histoire. Il élimine par la contingence de la liberté humaine. L’Histoire se fait presque malgré nous, au moyens d’instruments que sont les héros de l’Histoire. Notre destin nous échappe, il est entre les mains de l’Esprit. La Raison universelle gouverne le monde, mais à notre insu, par des voie qu’il est difficile de repérer. Elle ruse avec les volontés passionnées pour les mener là où elle veut les conduire. Du coup, ceux qui nient l’Esprit et revendiquent la liberté humaine comme unique moyen de transformation de l’Histoire ont beau jeu de voire dans l’interprétation hegellienne de l’Histoire un idéalisme.

    L’analyse de Kant, tirée des Opuscules sur l’Histoire, n’est certes pas la vision grandiose de Hegel, mais elle ne nous conduit pas à renoncer à l’idée d’un sens de l’Histoire. Kant a la modestie de ne demander de notre part que le souci d’apporter notre contribution personnelle au progrès de l’humanité. Nous n’avons pas besoin d’admettre une " ruse de la *Raison " dans l’Histoire pour lui donner un sens. Chez Hegel, la question du sens de l’Histoire est surtout un problème que pose la raison théorique, tandis que pour Kant, c’est un problème qui se pose du point de vue de la raison pratique. Kant prend au sérieux la signification historique de la bonne volonté humaine. Il tire des idéaux des Lumières les leçons les plus importantes. On ne peut tirer de cette vision aucun triomphalisme : seulement un optimisme modéré. Il ne faut pas dissimuler que le progrès, vu de cette manière, est une tâche indéfinie et exigeante, un immense chantier dont nous ne verrons pas la fin de la construction. Notre vraie satisfaction, nous ne pouvons la tirer que de la participation elle-même, non de l’espérance de pouvoir un jour contempler le fruit de nos efforts.

    Nous pouvons encore ajouter que le sens de l’Histoire se mesure à l’aune du progrès de la culture, à l’élévation de la conscience de l’humanité. Nous n’avons pas à accuser un destin extérieur. L’homme ne perd jamais sa liberté dans l’Histoire et il ne peut pas être déchargé de sa responsabilité. Pour Kant, la Nature fait seulement en sorte que l’homme, même quand il s’égare dans la violence, doit revenir dans le droit chemin. Le balancier de l’histoire le ramène à la raison et l’oblige à se doter des lois et des institutions qui le feront progresser. La finalité est présente dans la Nature. La Nature ne fait rien en vain. En créant l’homme, en le dotant de liberté, elle a pourtant pris un risque majeur, celui de laisser un être prendre son destin en charge pour le meilleur et pour le pire. Est-ce de la naïveté que de chercher dans l’Histoire surtout le meilleur ? Est-on plus lucide de ne retenir que le pire ? La véritable lucidité devant l’Histoire devrait être une vision impartiale, une vision qui admet les imperfections actuelles et passée, mais qui sait aussi discerner le mouvement lent de transformation de la conscience de l’Humanité. Tout ce qui contribue à l’élargissement de la conscience va dans le sens de l’Histoire. Ce qui rétrécit notre vision, relève de l’ignorance et tire l’humanité en arrière.

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    Nous demandions plus haut si nous pouvions nous dispenser de toute philosophie de l’Histoire pour que notre existence ait un sens. Nul homme n’est une île. Le monde est notre famille. Le cours de l’Histoire ne peut pas nous être indifférent, ou s’il l’est c’est que nous avons été contaminé par l’individualisme de la postmodernité et que nous y avons perdu notre âme. L’humanité va où nos pas la porte. Le sens de son cheminement est aussi l’horizon de tout ce que nous pouvons accomplir en ce monde. La vraie liberté n’est pas l’arbitraire, ni la gratuité de l’acte, elle est créatrice en étant constructive. A sens le plus noble, ici-bas, construire, c’est apporter sa contribution au progrès de l’humanité.