Textes philosophiques

Henri Bergson    la conscience et la durée


    " Qui dit esprit dit avant tout conscience. Mais, qu'est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire queue, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d'abord mémoire. La mémoire peut manquer d'ampleur; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c'est " un esprit instantané ", ne la déclarait-il pas, bon gré, mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire - conservation et accumulation du passé dans le présent. Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir. Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir. Mais à quoi sert ce pont, et qu'est-ce que la conscience est appelée à faire ? Pour répondre à la question, demandons-nous quels sont les êtres conscients et jusqu'où le domaine de la conscience s'étend dans la nature. Mais n'exigeons pas ici l'évidence complète, rigoureuse, mathématique ; nous n'obtiendrions rien. Pour savoir de science certaine qu'un être est conscient, il faudrait pénétrer en lui, coïncider avec lui, être lui. je vous défie de prouver, par expérience ou par raisonnement, que moi, qui vous parle en ce moment, je sois un être conscient. Je pourrais être un automate ingénieusement construit par la nature, allant, venant, discourant ; les paroles mêmes par lesquelles je me déclare conscient pourraient être prononcées inconsciemment. Toutefois, si la chose n'est pas impossible, vous m'avouerez qu’elle n'est guère probable. Entre vous et moi il y a une ressemblance extérieure évidente ; et de cette ressemblance extérieure vous concluez, par analogie, à une similitude interne. Le raisonnement par analogie ne donne jamais, je le veux bien, qu'une probabilité; mais ü y a une foule de cas où cette probabilité est assez haute pour équivaloir pratiquement à la certitude. Suivons donc le fil de l'analogie et cherchons jusqu'où point elle s'arrête ".

L'Energie spirituelle, P.U.F. p.4-5.

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