Textes philosophiques

Emil Cioran   portrait du civilisé


    La civilisation, avec tout son appareil, se fonde sur notre propension à l'irréel et à l'inutile. Consentirions-nous à réduire nos besoins, à ne satisfaire que les nécessaires, elle s'écroulerait sur l'heure. Aussi, pour durer, s'astreint-elle à nous en créer toujours de nouveaux, à les multiplier sans trêve, car la pratique généralisée de l'ataraxie entraînerait pour elle des conséquences bien plus graves qu'une guerre de destruction totale. En ajoutant aux inconvénients fatals de la nature des inconvénients gratuits, elle nous contraint à souffrir doublement, elle diversifie nos tourments et renforce nos infirmités. Qu'on ne vienne pas nous ressasser qu'elle nous a guéris de la peur. En fait, la corrélation est évidente entre la multiplication de nos besoins et l'accroissement de nos terreurs. Nos désirs, sources de nos besoins, suscitent en nous une inquiétude constante, autrement intolérable que le frisson éprouvé, dans l'état de nature, devant un danger fugitif. Nous ne tremblons plus par à-coups; nous tremblons sans relâche. Qu'avons-nous gagné au changement de la peur en anxiété ? Et qui balancerait entre une panique instantanée, et une autre, diffuse et permanente ? La sécurité dont nous nous targuons dissimule une agitation ininterrompue qui envenime tous nos instants, ceux du présent et ceux du futur, et les rend, les une non avenus, les autres inconcevables. Nos désirs se confondant avec nos terreurs, heureux celui qui n'en ressent aucun ! A peine en éprouvons-nous un qu'il en engendre un autre, dans une suite aussi lamentable que malsaine. (...)

En faisant de nous des frénétiques, le christianisme nous préparait malgré lui à enfanter une civilisation dont il est maintenant la victime : n'a-t-il pas créé en nous trop de besoins, trop d'exigences ? Ces exigences, ces besoins, intérieurs au départ, allaient se dégrader et se tourner vers le dehors, comme la ferveur dont émanaient tant de prières suspendues brusquement, ne pouvant s'évanouir ni rester sans emploi, devait se mettre au service de dieux de rechange et forger des symboles à la mesure de leur nullité. Nous voilà livrés à des contrefaçons d'infini, à un absolu sans dimension métaphysique, plongés dans la vitesse, faute de l'être dans l'extase. Cette ferraille haletante, réplique de notre bougeotte, et ces spectres qui la manipulent, ce défilé d'automates, cette procession d'hallucinés ! Où vont-ils, que cherchent-ils ? quel souffle de démence les emporte ? Chaque fois que j'incline à les absoudre, que je conçois des doutes sur la légitimité de l'aversion ou de la terreur qu'ils m'inspirent, il me suffit de songer aux routes de campagne, le dimanche, pour que l'image de cette vermine motorisée m'affermisse dans mes dégoûts ou mes effrois. L'usage des jambes étant aboli, le marcheur, au milieu de ces paralytiques au volant, à l'air d'un excentrique ou d'un proscrit; bientôt il fera figure de monstre. (...)

Est-ce vraiment pour "gagner du temps" que furent inventés ces engins ? Plus démuni, plus déshérité que le troglodyte, le civilisé n'a pas un instant à soi; ses loisirs mêmes sont fiévreux et oppressants : un forçat en congé, succombant au cafard du farniente et au cauchemar des plages. Quand on a pratiqué des contrées où l'oisiveté était de rigueur, où tous y excellaient, on s'adapte mal à un monde où personne ne la connaît ni ne sait en jouir, où nul ne respire. L'être inféodé aux heures est-il encore un être humain ? Et a-t-il le droit de s'appeler libre, quand nous savons qu'il a secoué toutes les servitudes, sauf l'essentielle ? A la merci du temps qu'il nourrit, qu'il engraisse de sa substance, il s'exténue et s'anémie pour assurer la prospérité d'un parasite ou d'un tyran. Calculé malgré sa folie, il s'imagine que ses soucis et ses tribulations seraient moindres si, sous forme de "programme", il arrivait à les octroyer à des peuples "sous-développés", auxquels il reproche de n'être pas "dans le coup", c'est-à-dire dans le vertige. Pour mieux les y précipiter, il leur inoculera le poison de l'anxiété et ne les lâchera qu'il n'ait observé sur eux les mêmes symptômes d'affairement. (...)

La civilisation nous enseigne comment nous saisir des choses, alors que c'est à l'art de nous en dessaisir qu'elle devrait nous initier, car il n'y a de liberté ni de "vraie vie" sans l'apprentissage de la dépossession. Je m'empare d'un objet, je m'en estime le maître; en fait j'en suis l'esclave, esclave je suis également de l'instrument que je fabrique et manie. Point de nouvelle acquisition qui ne signifie une chaîne de plus, ni de facteur de puissance qui ne soit cause de faiblesse. Il n'est pas jusqu'à nos dons qui ne contribuent à notre assujettissement; l'esprit qui s'élève au-dessus des autres, est moins libre qu'eux : rivé à ses facultés et à ses ambitions, prisonnier de ses talents, il les cultive à ses dépens, il les fait valoir au prix de son salut. Nul ne s'affranchit s'il s'astreint à devenir quelqu'un ou quelque chose. (...)

Les maux inscrits dans notre condition l'emportent sur les biens; même s'ils s'équilibraient, nos problèmes ne seraient pas résolus. Nous sommes là pour nous débattre avec la vie et la mort, et non pour les esquiver, ainsi que nous y invite la civilisation, entreprise de dissimulation, de maquillage de l'insoluble. Faute de contenir en elle-même aucun principe de durée, ses avantages, autant d'impasses, ne nous aident ni à mieux vivre ni à mieux mourir. Parviendrait-elle, secondée par l'inutile science, à balayer tous les fléaux ou, pour nous allécher, à nous décerner des planètes en guise de récompense, qu'elle ne réussirait qu'à accroître notre méfiance et notre exaspération. Plus elle se démène et se rengorge, plus nous jalousons les âges qui eurent le privilège d'ignorer les facilités et les merveilles dont elle ne cesse de nous gratifier. "Avec du pain d'orge et un peu d'eau, on peut être aussi heureux que Jupiter", aimait à répéter le sage qui nous intimait de cacher notre vie.

 

La chute dans le temps

 

Indications de lecture:

(1911-1995). Cf. Leçon Vitesse, technique et conscience.

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