Textes philosophiques

Heidegger         l'étymologie du verbe être


   Rappelons d'abord brièvement les connaissances que nous donne la linguistique sur les radicaux qui apparaissent dans les flexions du verbe "être". Les notions que nous possédons aujourd'hui à ce sujet sont loin d'être définitives ; non pas tellement que de nouvelles données de fait puissent survenir, mais plutôt parce qu'il est à présumer que ce qui est connu aujourd'hui sera examiné avec des yeux neufs et dans un questionner plus authentique. Toute la variété des flexions du verbe "être" relève de trois racines différentes. Les deux premières sont indo-européennes, et apparaissent aussi dans les mots grec et latin pour "être". 
     1. La plus ancienne, la racine véritable, est es, en sanskrit asus, (?) la vie, le vivant, ce qui de soi et à partir de soi se tient, et va, et repose en soi : le subsistant-par-soi (eigenständig). C'est à quoi se rattachent en sanscrit les formations verbales esmi, esi, esti, asmi. [Eimi et einai] y correspondent en grec, esum et esse en latin. A la même racine appartiennent sunten latin, sind (sont) et sein (être) en allemand. Un point digne de remarque est que, dans toutes les langues indo-européennes, le "est" (grec esti, latin est, allemand ist ...) se maintient dès le début. 
     2. La seconde racine indo-européenne est bhû, bheu. S'y rattache le grec (phuo), s'épanouir, perdominer, venir à stance et rester en stance à partir de soi-même. Ce bhû a été jusqu'à présent comme nature et comme croître, selon la conception ordinaire et superficielle de (phusis et de fuo) . A partir de l'interprétation plus originaire, à laquelle on arrive en s'attaquant au point de départ de la philosophie grecque, le "croître" se révèle comme un s'épanouir, qui à son tour reste déterminé à partir de l'adester et de l'apparaître. Aujourd'hui on rapproche la racine fuw- de pha, fainestai. La fusiz serait ainsi ce qui entre dans la lumière en s'épanouissant, fuein, briller, luire, paraître, et par suite apparaître (cf. Zeitschrift für vergl.Sprachforschung, vol.59). 
     A la même racine appartiennent le parfait latin fui, fuo, le français "fus"; et encore l'allemand bin, bist (suis, es) wir birn, de que(nous sommes, vous êtes) (ces deux dernières formes ont disparu au XIVè  siècle). L'impératif bis (sois) s'est maintenue plus longtemps à côté de bin et bist (par ex. bis mein Weib, sois ma femme). 
     3. La troisième racine apparaît seulement dans le domaine de flexion du verbe germanique sein ; c'est wes ; sanscrit :vasami ; germanique wesan, habiter, demeurer, re-ster ; à ves se rattachent festia, fastu, Vesta, vestibulum. A partir de là se forment en allemand : gewesen (été) ; puis : was, war, était, es west (cela "este"), wesen ("ester"). Le participe wesendse retrouve encore dans ab-wesend (présent, ad-estant) et ab-wesend (absent). Le substantif Wese ne signifie pas oroiginairement la quiddité, l'essence, mais le rester constitutif du présent (Gegenwart), la pré-sence (An-wesen) et l'absence (Ab-wesen). Le -sens du latin prae-sens et ab-sens a disparu. La formule Dii con-sentes signifie-t-elle : les dieux ad-estant tous ensemble ? 
 
De ces trois racines tirons les trois significations qui apparaissent clairement à l'origine vivre, s'épanouir, demeurer. La linguistique les constate. Elle constate aussi que ces significations primitives ont aujourd'hui disparu ; que seule s'est maintenue une signification "abstraite" : "être". Pourtant ici se présente une question décisive : comment et en quoi s'accordent ces trois racines ? En quoi réside notre dire de l'être - d'après toutes les flexions de la langue ? Ce dire et la compréhension de l'être sont-ils ou non tous les deux la même chose ? Comment este, dans le dict de l'être, la différence entre l'être et l'étant ? Si précieuses que soient les conclusions de la linguistique que nous avons rappelées, on ne peut s'en tenir là. Car c'est après ces constatations que doit commencer véritablement le questionner. 

    Nous avons à poser une série de questions qui s'enchaînent : 
     1. De quelle sorte d'abstraction s'agissait-il dans la formation du mot être ? 
     2. Peut-on d'ailleurs parler ici d'abstraction ? 
     3. Que reste-t-il encore en fait de signification abstraite ? 

     4. Est-ce que le processus qui se rend patent ici, à savoir que des significations différentes, et donc des expériences différentes, se développent ensemble pour arriver au système de flexions d'un verbe, et non pas à coup sûr de n'importe lequel - est-ce que ce processus peut être expliqué simplement en disant qu'en cours de route certaines formes ont disparu ? Une simple disparition ne donne naissance à rien, du moins à rien qui puisse unir et mêler étroitement dans l'unité de sa signification ce qui est originairement divers. 
     5. Quelle signification fondamentale dominante peut avoir présidé à la compénétration qui s'est produite ici ? 
     6. Quelle est la signification directrice qui se maintient à travers tout ce qui a pu obscurcir ce mélange ? 
     7. L'histoire interne de ce mot être précisément ne doit-elle pas être soustraite à toute comparaison ordinaire avec un autre mot quelconque, dont on recherche l'étymologie, surtout si nous méditons sur ceci, que déjà les significations (vivre, s'épanouir, demeurer) désignent - et par là seulement dévoilent - quelque chose qui ne se réduit pas à des particularités quelconques dans le champ du dicible? 

     8. Le sens de l'être, qui, en raison d'une interprétation purement logique et grammaticale, se présente à nous comme "abstrait" et par suite dérivé, peut-il être par lui-même plein et originaire ? 
     9. Ceci peut-il se montrer à partir d'une estance de la langue qui serait saisie de façon assez originaire ?

    Nous demandons la question fondamentale de la métaphysique : "Pourquoi y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ?" Dans cette question fondamentale s'annonce déjà la pré-question : "Qu'en est-il de l'être?". 
    [...]   à savoir que le mot être est vide et sa signification évanescente.

     Introduction à la Métaphysique, traduit de l'allemand par G.Kahn, coll.Tel, Gallimard, Paris 1985.

Indications de lecture:

     cf. leçon Être et existence. Heidegger ne connaît pas le sanskrit. L'être et le non-être sont dans les textes les plus anciens, comme le Rig Veda sont nommés sat et asat (a est un privatif, comme dans le français anormal). La racine bhu est utilisée elle pour désigner le Devenir. Ayu est la Vie. (pas "asus"). Ce qui aurait dû l'intéresser, c'est que sat, se retrouve dans satya, la vérité. La vérité est ce qui est. Le mot sat est couramment placé dans une seule formule sat-cit-ânanda. L'expérience de la pure Présence se donne comme sentiment de l'Être, (sat), pure conscience (Cit), et béatitude (ânanda) . Heidegger n'a pas non plus de connaissance sur le fait que l'allemand stehen, l'anglais stand, le français se tenir, proviennent de la racine STHA, "se tenir", qui est dans le mot français "stase", et en sanskrit avastha, état de conscience, donc "stase" de conscience. Le sanskrit est une langue très hautement métaphysique. Des milliers d'années avant la poésie grecque, il y a eu une spéculation sur l'Être. Voyez le Rig Veda qui contient des textes stupéfiants. Si on veut sérieusement envisager une "histoire de l'ontologie", il faut remonter bien avant les grecs et laisser tomber cette naïveté de l'occidentalocentrisme. A ce titre Schopenhauer avait une compréhension plus étayée.

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