Textes philosophiques

V. Jankélévitch      la mort n'est pas un objet


    "La mort () n’est pas un objet comme les autres : c’est un objet qui, étranglant l’être pensant, met fin et coupe court à l’exercice de la pensée. La mort se retourne contre la conscience de mourir ! (…) le plus grand sage du monde, frappé d’une attaque d’apoplexie, cesse pour toujours de penser. Comment la sagesse des sages peut-elle dépendre d’un transport au cerveau ? (…) la pensée prend conscience de la mort, et, par cet acte, la survole ;mais, étant elle-même la pensée immortelle d’un être pensant mortel, elle perd cette position dominante, et elle est à son tour maîtrisée par ce qu’elle maîtrise ou (avec d’autres métaphores) englobée par ce qu’elle englobe ; la conscience de la mort est elle-même enveloppée de mort, immergée dans la mort ; dans la mort elle se meut ; elle vit dans la mort. L’homme transcende la mort, et en même temps il reste intérieur à cette mort ; il est à la fois dehors et dedans ; donc il est dedans ; dedans avant tout ! (…) L’être pensant (..) est finalement mortel. Et il est si bien englobé par sa mort que même quand il adopte sur elle une optique transcendante, c’est pour se voir vieillir : ce qui est vécu ne reste à vivre que dans l’illusoire présent de l’insouciance ; mais les insouciants meurent comme les soucieux, et plus tôt encore ! L’homme surconscient obéré par la mort a beau prendre conscience de la nécessité de mourir en général, il reste, devant sa propre mort, relativement inconscient. " " Mystérieuse et pourtant problématique, la mort est le mystérieux problème auquel il manque toujours une détermination pour être vraiment objet de pensée ; ou ce qui revient au même : la mort est le mystère problématique dont nous prenons par la pensée inépuisablement conscience. La mort est " presque " intelligible, mais il y a en elle un je-ne-sais-quoi atmosphérique, un résidu irréductible qui suffit à la rendre insaisissable. L’insaisissable, l’inépuisable, l’insondable de la mort sollicitent en nous un besoin insatiable d’approfondir qui est en quelque sorte notre mauvaise conscience. Nous avons sur la mort l’optique du spectateur, et nous sommes pourtant plongés en elle comme dans un destin exclusif de toute perspective : le centre est partout et la circonférence nulle part. La mort est donc à la fois objective et tragique. Si la conscience était absolument soustraite à la mort, la mort serait un objet naturel d’expérience, un curieux objet, mais un objet, ou un concept pour notre réflexion, un objet entre autres, un concept parmi tant d’autres, un problème comme tous les autres. Mais la mort, en admettant même qu’elle ne nihilise pas la pensée, supprime l’existence personnelle et psychosomatique de l’être pensant. Cette abolition de toute la personne est le mystère englobant par excellence. " " (l’homme) se sait mortel, mais à proprement parler il ne " sait " pas qu’il mourra. D’une part en tant que le mortel connaît en général sa mortalité, il englobe la mort par la conscience et il semble avoir barre sur cette mort ; et en tant qu’il ignore les déterminations circonstancielles de sa mort-propre, il est au dedans du destin, et l’événement futur garde vis-à-vis du condamné à mort l’avantage de l’initiative, le bénéfice de la surprise, la supériorité de la position dominante. "

  La Mort, Champ-Flammarion, p.255-256, 257.

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