Textes philosophiques

Gabriel Marcel  Suis-je mon corps?


    « Vu nettement ce matin la nécessité de substituer la question : suis-je ma vie ? à la question : suis-je mon corps ? Mon corps immobilisé n’est que mon cadavre. Mon cadavre, c’est par essence même ce que je ne suis pas, ce que je ne puis être ( c’est ce qu’on veut dire quand on déclare, à propos d’un mort qu’il n’est plus). D’autre par lorsque je pose que j’ai un corps, il est clair que je tends précisément à immobilité en quelque manière ce corps et comme à le dévitaliser ; et je me demande en ce moment si l’avoir en tant qu’avoir n’implique pas toujours à quelque degré une dévitalisation de cet ordre, précisément dans la mesure où il correspond à un asservissement naissant.

            La difficulté de comprendre comment il peut être métaphysiquement faux d’affirmer que je suis ma vie, sans qu’il soit légitime de conclure de là que l’ai ma vie, que j’ai une vie… Je ne puis disposer absolument parlant, ne disons plus de mon corps, mais de ma vie, qu’en me mettant dans des conditions telles que je ne pourrai plus en disposer jamais : c’est le moment de l’irrévocabilité. Et ceci qui est d’une évidence saisissante pour le suicide ou pour le sacrifice de la vie, est vrai en réalité pour tout acte quel qu’il soit ».

             … je ne puis… concentrer mon attention sur ce qui est à proprement parler mon corps – par opposition au corps objet que pense le physiologiste – sans retrouver cette notion presque impénétrable d’avoir. Et pourtant puis-je dire, à la rigueur, que mon corps est quelque chose que j’ai ? Tout d’abord mon corps en tant que tel est-il une chose ? Si je le traite comme une chose, que suis-je , moi, qui le traite ainsi ? A la limite,… on aboutit à la formule suivante : mon corps est (un objet), je ne suis rien. L’idéalisme aura la ressource de déclarer que je suis l’acte qui pose la réalité objective de mon corps. N’est-ce pas un tout de passe-passe ? Je le crains".

 Etre et avoir, Journal métaphysique, p. 108-109. 195-196

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