Textes philosophiques

Emmanuel Mounier     l'existentialisme et la vérité


    La philosophie doit renoncer à l’extension, tentation de l’idée traditionnelle de vérité, pour l’étroitesse profonde ; à l’organisation, pour l’incursion. Elle ne me conduit ainsi jamais à la vérité, mais à ma vérité d’existant à la recherche de la signification de l’existence, à travers ma propre existence. Cette vérité, je ne puis en sortir, la dominer du dehors pour la comparer à d’autres. Libéré par elle au cœur de moi-même, je reste cependant englobé par elle, elle n’est vérité, éveil et vie, que pour moi seul. Ce n’est pas qu’elle me ferme sur moi. Elle crie vers l’autre, elle appelle un écho. De profundis clamavi ad te. Elle n’est pas exposition (on retrouverait ici, lié au thème de l’appel, le thème de la pudeur, opposé à la publicité hégélienne), elle est invocation. Cet appel peut bouleverser un autre existant et l’éveiller à sa vérité, peut-être harmonique à la première, mais non communiquée ; il n’agit pas suivant les voies extrinsèques de la démonstration ou de la persuasion. Il n’y a pas transmission, mais induction de pensée à distance. Tout effort pour échapper à cette condition de la vie spirituelle est une fuite de l’inquiétude existentielle vers la mort de l’esprit, la tentation de Parménide et de Kant, de Nicolas de Cuse et de Spinoza. Dans cette première perspective, il n’y a donc pas d’existence en général ou de vérité, mais seulement ces existants concrets que voici. Toute expression de l’existence, sortant de l’ineffable, est donc ambiguë et trompeuse. Une fois qu’il a rencontré cette vérité fondamentale, l’existant abandonne la passion du savoir, poursuite épuisante d’ombres vaines et de solitudes loquaces, pour la passion nourrissante du non-savoir, il délaisse la philosophie du jour pour la philosophie de la nuit. Son expression propre, que Kierkegaard, artiste et virtuose du verbe, avait fixée dans le paradoxe, le philosophe Jaspers la centre dans le chiffre. Un chiffre indéchiffrable est la seule parole possible de la transcendance de l’existence. Elle ne peut lui transmettre un contenu exprimable en termes préhensibles comme le concept, mais seulement un signe irrationnel (le signe pascalien, équivalent du paradoxe et du chiffre) qui propose à la liberté une révélation sans mots. Cette révélation est à la fois surabondante et décevante. Elle ne se livre que par équivoques et antinomies. Seule la liberté peut s’approcher dans l’obscurité fervente du non-savoir. Nous voici donc enfermés, semble-t-il, dans une prison plus obscure encore que l’intériorité kierkegaardienne, qui s’illuminait incessamment du ruisseau de sa propre lumière.

Introduction aux existentialismes, Denoël.

 

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