Textes philosophiques

Nietzsche  le travail, la meilleure des polices


    "Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous :à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure ders satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux !2 Le monde fourmille d’ « individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum1 ! (…) Etes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ?".

Aurores (1881), Livre III, § 173 et § 206, trad. J. Hervier, Gallimard, 1970.

1 « individu » en latin, ce qui ne peut être divisé.

2 Nietzsche fait allusions aux nombreuses grèves qui secouent alors le monde du travail.

 Indications de lecture :

Nietzsche cherche à retracer la généalogie des valeurs prônées par notre civilisation. Il ne condamne pas le travail en général, mais le travail pénible et impersonnel qui, jour après jour, vide l’individu de ses ressources physiques et intellectuelles.

La glorification du travail va de pair avec la sacralisation de l’ordre social. Anéanti par son labeur, le travailleur n’a ni idée ni loisir de commettre des infractions ou de se révolter contre l’ordre établi.

Pour l’auteur cette apologie du travail, quand elle se place à une échelle politique, est dangereuse car le travail est alors utilisé comme une police. Celui qui travaille est contrôlé : on sait ce qu’il fait à certaines heures, et, d’autre part, l’énergie dépensée lors du travail n’est pas dépensée dans d’autres domaines qui pourraient menacer l’État.

Cette thèse de Nietzsche, aussi surprenante qu’elle puisse apparaître à l’époque, s’est révélée historiquement juste dans certaines situations : dans une forme particulière du stalinisme, le Stakhanovisme, l’individu ne travaille pas que pour le prestige de son État. Il est prêt à faire sacrifice de son temps, de son énergie, pour se mettre au service de l’État. Ce système nie l’individu ainsi que son droit à la liberté

Page crée par Stéphanie Combabessou.

Commentaire :

Votre interprétation du texte de Nietzsche " le travail, la meilleure des polices", m'a fait sauter au plafond, arrivée à votre dernier paragraphe. Vous y écrivez : " Cette thèse de Nietzsche, aussi surprenante qu’elle puisse apparaître à l’époque, s’est révélée historiquement juste dans certaines situations : dans une forme particulière du stalinisme, le Stakhanovisme, l’individu ne travaille pas que pour le prestige de son État. Il est prêt à faire sacrifice de son temps, de son énergie, pour se mettre au service de l’État. Ce système nie l’individu ainsi que son droit à la liberté " Ce texte m'interpelle personnellement par le fait qu'au contraire il trouve pleine application aujourd'hui même, dans le système politique actuel. Englués dans des systèmes de crédits, fustigés par une idée honteuse du chômage, combien d'individus sont contraints à des horaires et des tâches harassantes et aliénantes ? On chante les louanges de ceux qui passent leur temps et leur énergie à amasser de l'argent, bien plus aujourd'hui à l'ère du capitalisme que sous l'union soviétique. Ces gens sacrifiaient moins de temps à "travailler" à l'époque que nous aujourd'hui, en 2012.

reçu en août 2012.


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