Textes philosophiques

Platon  une vie heureuse est une vie où les désirs sont réglés


    "SOCRATE  Ne veux-tu pas me dire enfin en quel ordre de choses le plus puissant et le plus sage aura droit à une plus forte part que les autres ? Refuses-tu à la fois de souffrir mes suggestions et de parler toi-même ?

CALLICLÈS Mais je parle, et depuis longtemps. Tout d'abord, par les plus puissants, je n'entends pas les cordonniers, ni les cuisiniers, mais les hommes qui s'entendent à diriger comme il faut les affaires de l'État, et qui sont non seulement intelligents, mais encore courageux, parce qu'ils sont capables d'exécuter ce qu'ils ont conçu et ne se découragent pas par faiblesse d'âme.

SOCRATE XLVI. - Te rends-tu compte, excellent Calliclès, combien sont différents les reproches que tu me fais et ceux que j'ai à t'adresser? Tu prétends, toi, que je dis toujours les mêmes choses et tu m'en fais un crime; moi je te reproche, au contraire, de ne jamais dire les mêmes choses sur les mêmes sujets, mais d'appeler meilleurs et plus puissants d'abord les plus forts, puis les plus sages, et d'en apporter à ce moment encore une autre définition, car ce sont des gens courageux que tu nous donnes pour les plus puissants et les meilleurs. Allons, mon bon, dis-moi une fois pour toutes quels peuvent bien être et relativement à quoi ceux que tu qualifies de meilleurs et de plus puissants.

CALLICLÈS Mais je l'ai déjà dit : ce sont ceux qui s'entendent aux affaires publiques et qui sont courageux; c'est à ceux-là qu'il appartient de gouverner les États et la justice veut qu'ils aient plus que les autres, les gouvernants devant avoir plus que les gouvernés.

SOCRATE Mais quoi ? par rapport à eux-mêmes, sont-ils gouvernants ou gouvernés ?

CALLICLÈS Que veux-tu dire ? SOCRATE je veux dire que chacun se commande lui-même. Ou bien est-ce inutile de se commander soi-même et suffit-il de commander les autres ?

CALLICLES Qu'entends-tu par se commander soi-même ?

SOCRATE Rien de compliqué; j'entends, comme le vulgaire, être tempérant et maître de soi et commander en soi aux plaisirs et aux passions.

CALLICLÈS Que tu es plaisant! Ce sont les imbéciles que tu appelles tempérants.

SOCRATE Comment cela! qui ne voit que ce n'est pas d'eux que je parle ?

CALLICLÈS C'est d'eux très certainement, Socrate. Comment en effet un homme pourrait-il être heureux, s'il est esclave de quelqu'un. Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c'est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible., au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu'ils éclosent. Mais cela n'est pas, je suppose, à la portée du vulgaire. De là vient qu'il décrie les gens qui en sont capables, parce. qu'il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que 1 intempérance est une chose laide, essayant par là d'asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l'éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a faits capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu'il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s'imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule! Et comment ne seraient-ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu'ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu'à leurs ennemis, et cela, quand ils sont les maîtres de leur propre cité ? La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l'incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant.

SOCRATE La franchise de ton exposé, Calliclès, dénote une belle crânerie : tu dis nettement, toi, ce que les autres e donc de ne Pensent, mais ne veulent pas dire. Je te prie de ne rien relâcher de ton intransigeance, afin que nous puissions nous faire une idée vraiment claire de la façon dont il faut vivre. Et dis-moi : tu soutiens qu'il ne faut point gourmander ses désirs, si l'on veut être tel qu'on doit être, mais des laisser grandir autant que possible et leur ménat ger par tous les moyens la satisfaction qu'ils demanden et que c'est en cela que consiste la vertu

CALLICLÈS je le soutiens en effet. SOCRATE On a donc tort de dire que ceux qui n'ont aucun besoin sont heureux.

CALLICLÈS Oui, car, à ce compte, les pierres et les morts seraient très heureux.

SOCRATE Cependant, même à la manière dont tu la dépeins, la vie est une chose bien étrange. Au fait, je me demande si Euripide n'a pas dit la vérité dans le passage que voici « qui sait si vivre n'est pas mourir, Et si mourir n'est pas vivre? » Et il est possible que réellement nous soyons morts, comme je l'ai entendu dire à un savant homme qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que notre corps est un tombeau et que cette partie de l'âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment et à passer d'une extrémité à l'autre. Cette même partie de 1'âme, un spirituel auteur de mythes, un Sicilien, je crois, ou un Italien, jouant sur les mots, l'a appelée tonneau, à cause de sa docilité et de sa crédulité; il a appelé de même les insensés non initiés et cette partie de leur âme où sont les passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il l'a assimilée à un tonneau percé, à cause de sa nature insatiable. Au rebours de toi, Calliclès, cet homme nous montre que, parmi les habitants de l'Hadès  il désigne ainsi l'invisible - les plus malheureux sont ces non-initiés, et qu'ils portent de l'eau dans des tonneaux percés avec un crible troué de même. Par ce crible il entend l'âme, à ce que me disait celui qui me rapportait ces choses, et il assimilait à un crible l'âme des insensés, parce qu'elle est percée de trous, et parce qu'infidèle et oublieuse, elle laisse tout écouler. Cette allégorie a quelque chose d'assez bizarre, mais elle illustre bien ce que je veux te faire comprendre pour te convaincre , si j'en suis capable, de changer d'idée et de préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte. Eh bien, ai-je ébranlé tes convictions et crois-tu maintenant que les gens réglés sont plus heureux que les incontinents, ou bien aurai-je beau te faire cent autres allégories ue pour cela du même genre sans que tu changes de vue pour cela ?

CALLICLÈS C'est cette seconde solution qui est la vraie, Socrate.

SOCRATE  - Eh bien, laisse-moi, te proposer une autre image sortie de la même école que la précédente. Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune de ces deux vies, la tempérante et l'incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l'un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d'autres remplis d'autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n'y verserait plus rien, ne s'en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L'autre aurait, comme le premier des liqueurs qu'il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n'ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est-ce que tu soutiendras que la vie de l'homme déréglé est plus heureuse que celle de l'homme réglé ? Mon allégorie t'amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n'es-tu pas convaincu ?"

Gorgias,

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