Textes philosophiques Schopenhauer    
  fausses relations et amitié  
  
          
    
    
    L’homme de noble espèce, pendant sa jeunesse, croit que les relations 
    essentielles et décisives, celles qui créent les liens essentiels entre les 
    hommes, sont de nature idéale, c’est-à-dire fondées sur la conformité de 
    caractère, de tournure d’esprit, de goût, d’intelligence, etc. ; mais il 
    s’aperçoit plus tard que ce sont les réelles, c’est-à-dire celles qui 
    reposent sur quelque intérêt matériel. Ce sont celles-ci qui forment la base 
    de presque tous les rapports, et la majorité des hommes ignore totalement 
    qu’il en existe d’autres. Par conséquent, chacun est choisi en raison de sa 
    fonction, de sa profession, de sa nation ou de sa famille, donc somme toute 
    suivant la position et le rôle attribués par la convention ; c’est d’après 
    cela qu’on assortit les gens et qu’on les classe comme articles de fabrique. 
    Par contre, ce qu’est un homme en soi et pour soi, comme homme, en vertu de 
    ses qualités propres, n’est pris en considération que selon le bon plaisir, 
    par exception ; chacun met ces choses de côté dès que cela lui convient 
    mieux, donc la plupart du temps, et l’ignore sans plus de façon. Plus un 
    homme a de valeur personnelle, moins ce classement pourra lui convenir ; 
    aussi cherchera-t-il à s’y soustraire. Remarquons cependant que cette 
    manière de procéder est basée sur ce que dans ce monde, où la misère et 
    l’indigence règnent, les ressources qui servent à les écarter sont la chose 
    essentielle et nécessairement prédominante. 
      De même que le papier-monnaie circule en place d’argent, de même, au lieu 
    de l’estime et de l’amitié véritables, ce sont leurs démonstrations et leurs 
    allures imitées le plus naturellement possible qui ont cours dans le monde. 
    On pourrait, il est vrai, se demander s’il y a vraiment des gens qui 
    méritent l’estime et l’amitié sincères. Quoi qu’il en soit, j’ai plus de 
    confiance dans un brave chien, quand il remue la queue, que dans toutes ces 
    démonstrations et ces façons. 
      La vraie, la sincère amitié présuppose que l’un prend une part énergique, 
    purement objective et tout à fait désintéressée au bonheur de l’autre, et 
    cette participation suppose à son tour une véritable identification de l’ami 
    avec son ami. L’égoïsme de la nature humaine est tellement opposé à ce 
    sentiment que l’amitié vraie fait partie de ces choses dont on ignore, comme 
    du grand serpent de mer, si elles appartiennent à la fable ou si elles 
    existent en quelque lieu. Cependant il se rencontre parfois entre les hommes 
    certaines relations qui, bien que reposant essentiellement sur des motifs 
    secrètement égoïstes et de natures différentes, sont additionnées néanmoins 
    d’un grain de cette amitié véritable et sincère, ce qui suffit à leur donner 
    un tel cachet de noblesse qu’elles peuvent, en ce monde des imperfections, 
    porter avec quelque droit le nom d’amitié. Elles s’élèvent haut au-dessus 
    des liaisons de tous les jours ; celles-ci sont à vrai dire de telle nature 
    que nous n’adresserions plus la parole à la plupart de nos bonnes 
    connaissances, si nous entendions comment elles parlent de nous en notre 
    absence. 
      À côté des cas où l’on a besoin de secours sérieux et de sacrifices 
    considérables, la meilleure occasion pour éprouver la sincérité d’un ami, 
    c’est le moment où vous lui annoncez un malheur qui vient de vous frapper. 
    Vous verrez alors se peindre sur ses traits une affliction vraie, profonde 
    et sans mélange, ou au contraire, par son calme imperturbable, par un trait 
    se dessinant fugitivement, il confirmera la maxime de La Rochefoucauld : « Dans 
    l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui 
    ne nous déplaît pas. » 
    Ceux qu’on appelle habituellement des amis peuvent à peine, dans ces 
    occasions, réprimer le petit frémissement, le léger sourire de la 
    satisfaction. Il y a peu de choses qui mettent les gens aussi sûrement de 
    bonne humeur que le récit de quelque calamité dont on a été récemment 
    frappé, ou encore l'aveu sincère qu’on leur fait de quelque faiblesse 
    personnelle. C’est vraiment caractéristique. 
      L’éloignement et la longue absence nuisent à toute amitié, quoiqu’on ne 
    l’avoue pas volontiers. Les gens que nous ne voyons pas, seraient-ils nos 
    plus chers amis, s’évaporent insensiblement avec la marche du temps jusqu’à 
    l’état de notions abstraites, ce qui fait que notre intérêt pour eux devient 
    de plus en plus une affaire de raison, pour ainsi de tradition;  le 
    sentiment vif et profond demeure réservé à ceux que nous avons sous les 
    yeux, même quand ceux-là ne seraient que des animaux que nous aimons. 
     
    
    
    Le Monde comme volonté de représentation
    
    
    traduction J.A. Cantuzène, 1943. 
  
    Indications de lecture:
  
    Relier 
	
	Tours et Détours sur Autrui, ch. II. 
  
      
	    
	  
	  
    
      
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