Textes philosophiques

A. Comte-Sponville    La tempérance


     «La tempérance - comme la prudence, et comme toutes les vertus peut-être - relève donc de l'art de jouir : c'est un travail du désir sur lui-même, du vivant sur lui-même. Elle ne vise pas à dépasser nos limites, mais à les respecter. Elle est une occurrence parmi d'autres de ce que Foucault appelait le souci de soi : vertu éthique, plutôt que morale, et qui relève moins du devoir que du bon sens. C'est la prudence appliquée aux plaisirs : il s'agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience qu'on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ses objets. Pauvre Don Juan, qui a besoin de tant de femmes ! Pauvre alcoolique, qui a besoin de tant boire ! Pauvre goinfre, qui a besoin de tant manger ! Epicure apprenait à prendre plutôt les plaisirs comme ils viennent, aussi faciles à satisfaire, quand ils sont naturels, que le corps à apaiser. Quoi de plus simple qu'étancher une soif ? Quoi de plus facile à satisfaire - sauf misère extrême - qu'un ventre ou qu'un sexe? Quoi de plus limité, et de plus heureusement limité, que nos désirs naturels et nécessaires ? Ce n'est pas le corps qui est insatiable. L'illimitation des désirs, qui nous voue au manque, à l'insatisfaction ou au malheur, n'est qu'une maladie de l'imagination. Nous avons les rêves plus grands que le ventre, et reprochons absurdement à notre ventre sa petitesse ! Le sage au contraire « fixe des bornes au désir comme à la crainte » : ce sont les bornes du corps, et ce sont celles de la tempérance. Mais les intempérants les méprisent ou veulent s'en affranchir. Ils n'ont plus faim ? Ils se font vomir. Plus soif ? Quelques cacahuètes bien salées ou l'alcool lui-même - vont y remédier. Plus envie de faire l'amour ? Quelque revue pornographique saura bien relancer la machine... Sans doute, mais à quoi bon ? Et à quel prix ? Les voilà prisonniers du plaisir, au lieu d'en être (par le plaisir lui-même) libérés ! Prisonniers du manque, au point qu'il finit, dans la satiété, par leur manquer ! Quelle tristesse, disent-ils alors, que de n'avoir ni faim ni soif d'aucune sorte... C'est qu'ils en veulent plus, toujours plus, et ne savent se contenter, même, de trop ! C'est pourquoi les débauchés sont tristes; c'est pourquoi les alcooliques sont malheureux; et quoi de plus sinistre qu'un goinfre repu ? « J'ai trop mangé », dit-il en s'affalant, et le voilà lourd, gonflé, épuisé... «L'intempérance est peste de la volupté, disait Montaigne, et la tempérance n'est pas son fléau : c'est son assaisonnement », qui permet de savourer le plaisir « en sa plus gracieuse douceur ». Ainsi fait déjà le gourmet qui, au contraire du goinfre, préférera la qualité à la quantité. C'est un premier progrès. Mais le sage vise plus haut, plus près de soi ou de l'essentiel : la qualité de son plaisir lui importe plus que celle du mets qui l'occasionne. C'est un gourmet, si l'on veut, mais au second degré, qui serait pourtant le degré primordial : un gourmet de soi, ou plutôt (car le moi n'est qu'un mets comme un autre) de la vie, du plaisir anonyme et impersonnel de manger, de boire, de sentir, d'aimer... Ce n'est pas un esthète : c'est un connaisseur. Il sait qu'il n'est plaisir que du goût, et goût que du désir : « Les mets simples, se dit-il, donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux, une fois supprimée toute la douleur qui vient du besoin; et du pain d'orge et de l'eau donnent le plaisir extrême, lorsqu'on les porte à sa bouche dans le besoin. L'habitude donc de régimes simples et non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l'homme actif dans les occupations nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure disposition quand nous nous approchons, par intervalles, des nourritures coûteuses, et nous rend sans crainte devant la fortune. » Dans une société développée, comme était celle d'Epicure, comme est la nôtre, ce qui est nécessaire est facile à se procurer; ce qui ne l'est pas, difficile à obtenir ou à conserver sereinement. Mais qui sait se contenter du nécessaire? Qui sait n'aimer le superflu que lorsqu'il se présente ? Le sage seul, peut-être. La tempérance intensifie son plaisir, quand le plaisir est là, et en tient lieu, quand il n'y est pas. Il y est donc toujours, ou presque toujours : quel plaisir d'être vivant ! quel plaisir de ne manquer de rien ! quel plaisir d'être maître de ses plaisirs ! Le sage épicurien pratique la culture intensive - plutôt qu'extensive - de ses voluptés. Le mieux, non le plus, est ce qui l'attire et qui suffit à son bonheur. Il vit « le cœur content de peu », comme dira Lucrèce, d'autant plus assuré de son bien-être qu'il sait que "de ce peu il n'y a jamais disette", ou que celle-ci, si elle venait à s'imposer, le guérirait rapidement d'elle-même, et de tout. Celui à qui la vie suffit, de quoi pourrait-il manquer? Saint François d'Assise retrouvera ce secret, peut-être, d'une pauvreté heureuse. Mais la leçon vaut surtout pour nos sociétés d'abondance, où l'on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme. La tempérance est une vertu pour tous les temps, mais d'autant plus nécessaire qu'ils sont plus favorables. Ce n'est pas une vertu d'exception, comme est le courage (d'autant plus nécessaire, au contraire, que les temps sont plus difficiles), mais une vertu ordinaire et humble : vertu non d'exception mais de règle, non d'héroïsme mais de mesure. C'est le contraire du dérèglement de tous les sens cher à Rimbaud. C'est pourquoi peut-être notre époque, qui préfère les poètes aux philosophes et les enfants aux sages, tend à oublier que la tempérance est une vertu, pour ne plus y voir - « je fais attention », disent-ils - qu'une hygiène. Pauvre époque, qui ne sait mettre au-dessus des poètes que les médecins !

Petit traité des grandes vertus, 4, 1999.

Indications de lecture:

Cf. Voir la leçon  L'éthique de la vertu.


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