Textes philosophiques

Jacques Ellul    l'irresponsabilité générale

     "J'aurais dû déjà rappeler que ce mot est à double sens : ou bien est irresponsable, celui qui étant un déficient mental ne peut pas « répondre » de ses actes. Ce n'est point le sens ici. Ou bien est irresponsable celui qui, ayant commis un crime, un attentat à la morale ou contre son prochain, mais aussi un attentat contre la vérité, ne peut pas être questionné à ce sujet, ne peut pas être rendu « responsable » parce que son statut social le situe hors des normes, le met au-dessus de toute inquisition. Mais voici qu'il y a un troisième sens celui de la fuite. Quelqu'un pourrait être tenu pour responsable, mais dans son for intérieur, il se moque de sa responsabilité, et il cherche, par tous les moyens, à échapper à cette obligation. Il se met à couvert. Et c'est le fait de l'assurance universelle. Mais qui n'est pas seulement pécuniaire, qui à la fois dérive et renforce le sentiment intime : « Je ne suis responsable de rien. » C'est ce climat général d'irresponsabilité qui permet l'irresponsabilité du politique, du scientifique et du technicien.

     En contrepoint, je donnerai l'exemple antique du capitaine du navire : si par suite d'une erreur de manoeuvre, un navire coulait, on assurait le sauvetage du maximum de personnes, mais le capitaine, qu'il soit ou non à l'origine de la manoeuvre, qu'il soit ou non la cause du naufrage, le capitaine devait se porter responsable, et il se laissait couleur avec le navire. Même chose lorsque, au XIXè siècle, un homme d'affaire, un banquier aboutissait à une faillite...

     C'était absurde? Comme tout ce qui relève de la divinité humaine. Cela n'arrangeait rien, et ne relvait pas ses affaires? Et l'irresponsabilité générale arrange-t-elle nos affaires économiques et politiques? Cette attitude n'appelait l'honneur, le contraire de l'irresponsabilité".