Textes philosophiques

Ralph Waldo Emerson    progrès technique et progrès moral


    

                   Les battements de son grand cœur de fer vont palpitant à travers les orages.

     L’habitude ne saurait diminuer l’étonnement que fait naître cette domination de forces si prodigieuses, par une créature si faible. Je me rappelle avoir observé, en traversant l’océan, l’ingéniosité admirable grâce à laquelle la machine avait été amenée dans son travail continu à tirer de l’eau de mer deux cent galons d’eau potable à l’heure, suppléant ainsi à tous les besoins du navire.

     L’ingéniosité qui pénètre les détails complexes, l’homme qui subvient à ses besoins, la cheminée qui absorbe sa propre fumée, la ferme produisant tout ce que l’on y consomme, la prison même forcée de se suffire et de fournir un revenu et, mieux encore, devenant une École de correction, une manufacture où l’on fait d’honnêtes gens des coquins, comme le steamer tirait de l’eau potable de l’eau salée - toutes ces choses sont des exemples de la tendance à combiner des antagonismes, à utiliser le mal, et c’est là la marque d’une haute civilisation.

     La civilisation est le résultat d’une organisation singulièrement complexe. Chez le serpent, tous les membres sont engaînés ; pas de mains, pas de pieds, pas de nageoires, ni d’ailes. Chez l’oiseau et le quadrupède, les membres se délient, et commencent à agir. Chez l’homme, ils sont tous dégagés, et pleins d’activité joyeuse. Avec ce désemmaillotement, il reçoit l’illumination absolue que nous appelons la Raison, et par là même la vraie liberté.

     Le climat entre pour beaucoup dans ce perfectionnement. La civilisation supérieure n’a jamais aimé les régions chaudes. Partout où il neige, on trouve d’ordinaire la liberté civile. Là où croissent les bananes, l’organisme animal, est indolent, développé aux dépens de qualités plus hautes : l’homme devient sensuel et cruel. Mais ce n’est pas là un rapport invariable. Une haute élévation de sentiment moral l’emporte sur les influences défavorables du climat, et quelques-uns de nos plus grands exemples d’hommes et de races viennent des régions équatoriales - tels les génies de l’Égypte, de l’Inde, et de l’Arabie.

     Ces faits sont des critériums ou marques de la civilisation ; et le climat tempéré a une influence importante, bien qu’elle ne soit pas absolument indispensable, car le savoir, la philosophie, les arts, ont existé en Islande et aux tropiques. Mais il est une condition essentielle à l’éducation sociale de l’homme, à savoir la moralité. Il ne peut y avoir de civilisation avancée sans une moralité profonde, bien qu’on ne la désigne pas toujours sous ce nom, mais qu’on l’appelle parfois le point d’honneur, comme dans les institutions de la chevalerie ; ou le patriotisme, comme dans les républiques de Sparte et de Rome ; ou l’enthousiasme, comme chez quelque secte religieuse qui impute ses vertus à ses dogmes ; ou la cabale, ou l’esprit de corps, chez une association de francs-maçons ou d’amis.

     L’évolution d’une société destinée à des fins supérieures doit être morale ; elle doit suivre le sillon des roues célestes. Elle doit avoir des buts universels. Qu’est-ce qui est moral ? C’est de respecter en agissant les fins catholiques ou universelles. Écoutez la définition que Kant donne de la conduite morale : « Agis toujours de telle sorte que le motif immédiat de ton vouloir puisse devenir une règle universelle pour tous les êtres intelligents. »

     La civilisation dépend de la moralité. Tout ce qui est bon dans l’homme s’appuie sur quelque chose de supérieur. Cette loi s’applique aux petits faits comme aux grands. Ainsi, toute notre force et tous nos succès dans le travail manuel dépendent de l’aide que nous empruntons aux éléments. Vous avez vu un charpentier sur une échelle, coupant des éclats de poutre avec une hache. Comme il est gauche ! Quelle mauvaise situation pour travailler ! Mais voyez-le à terre, disposant son bois au-dessous de lui. Maintenant, ce ne sont plus ses faibles muscles, mais les forces de la planète qui font retomber la hache ; c’est-à-dire que la planète elle-même se charge de fendre son bois. Le fermier a à supporter beaucoup de mauvaise volonté, de paresse et de négligence de la part de ses scieurs de long ; un jour, il s’avise d’installer sa scierie au bord d’une chute d’eau, et la rivière ne se fatigue jamais de tourner sa roue ; la rivière est toujours de bonne humeur et n’insinue jamais une objection.

   Nous avions des lettres à envoyer : les courriers ne pouvaient aller ni assez vite, ni assez loin ; ils brisaient leurs voitures, surmenaient leur chevaux, avaient à lutter contre les mauvaises routes au printemps, la neige en hiver, les chaleurs en été ; ils ne pouvaient les faire trotter. Mais nous avons découvert que l’air et la terre étaient remplis d’électricité, et d’une électricité qui suivait toujours notre chemin - précisément le chemin par lequel nous avions à faire des envois. L’électricité voudrait-elle porter notre message ? Aussi volontiers que si ce n’était rien ; elle n’avait pas autre chose à faire ; elle le porterait en moins d’une seconde. Seulement un doute surgit, une objection capitale - elle n’avait pas de sac, pas de poche visible, pas de mains, pas même une bouche pour porter une lettre. Mais, après maintes réflexions et expériences, nous sommes parvenus à trouver le moyen, à plier la lettre en une missive si serrée et si invisible qu’elle puisse la porter en ces poches invisibles que n’ont faites ni l’aiguille, ni le fil - et la lettre est partie comme par enchantement.

     J’admire encore plus que l’invention de la scierie l’ingéniosité qui, sur le rivage de l’océan, a amené le flux et le reflux à mouvoir les roues et à broyer le grain, empruntant ainsi l’aide de la lune, comme d’un serviteur à gages, pour moudre, tourner, pomper, scier, fendre des pierres, et rouler du fer.

     Qu’il s’agisse de n’importe quel labeur, la sagesse de l’homme consiste à attacher son char à une étoile, et à voir ce labeur fait par les dieux mêmes. Le moyen d’être fort, c’est d’emprunter la puissance des éléments. La force de la vapeur, de la pesanteur, du galvanisme, de la lumière, des aimants, du vent, du feu, nous sert jour après jour, et ne nous coûte rien.

     Notre astronomie est pleine d’exemples de recours à ces auxiliaires. Ainsi, sur une planète aussi petite que la nôtre, le besoin d’une base adéquate pour les calculs astronomiques, afin de découvrir, par exemple, la parallaxe d’une étoile, s’est fait sentir de bonne heure. Mais ayant fixé par l’observation la place d’une étoile, grâce à un procédé aussi simple qu’une attente de six mois et une répétition de l’observation, l’astronome à trouvé le moyen de mettre le diamètre de l’orbite de la terre, disons deux cents millions de kilomètres, entre sa première observation et la seconde, et cette ligne lui a donné une base suffisante pour son triangle.

     Toutes nos inventions visent à nous assurer ces avantages. Nous ne pouvons amener à nous les agents célestes ; mais si nous voulons seulement choisir notre tâche dans les directions où ils voyagent, ils l’entreprendront avec le plus grand plaisir. C’est pour eux une règle absolue de ne jamais sortir de leur route. Nous sommes de petits touche-à-tout remuants, et courons de-ci, de-là, ultra serviables ; mais ils ne s’écartent jamais de leurs voies préordonnées - ni le soleil, ni la lune, ni une bulle d’air, ni un atome de poussière.

     Nos travaux manuels empruntent la force des élëments ; de même notre action politique et sociale s’appuie sur des principes. Pour accomplir quoi que ce soit d’excellent, le vouloir doit travailler en vue de fins larges et universelles. Faible créature, murée de toutes parts, comme l’écrivait Daniel,

     A moins de s’élever au-dessus de lui-même, Que l’homme est une pauvre chose !

     Mais quand il s’appuie sur un principe, quand il est le véhicule des idées, il emprunte leur omnipotence : Gibraltar peut être fort, mais les idées sont imprenables et confèrent au héros leur nature invincible. « La grande leçon », disait un saint durant la guerre de Cromwell, « c’est que les meilleurs courages ne sont que des inspirations du Tout-Puissant. » Attachez votre char à une étoile. Ne nous épuisons pas en de pauvres besognes qui ne servent qu’à notre table et à notre bourse. Ne dissimulons pas et ne dérobons pas. Aucun dieu ne nous aidera. Nous trouverons tous leurs coursiers allant en une autre direction - le Chariot, la Grande-Ourse, le Lion, Hercule : chaque dieu nous abandonnera. Travaillez plutôt pour ces choses que les divinités honorent et favorisent - la justice, l’amour, le savoir, l’utilité commune.

     Si nous pouvons aller ainsi en des Chars olympiens en orientant nos travaux dans la voie des circuits célestes, nous pouvons également mettre la main sur les agents mauvais, les puissances de ténèbres, et les forcer en dépit de leur vouloir à servir les fins de la sagesse et de la vertu. Ainsi, un Gouvernement sage impose des taxes et des amendes sur les plaisirs vicieux. Quel service le Gouvernement américain, qui n’est pas encore soulagé de son extrême indigence, se rendrait à lui même et rendrait à chaque village et hameau des États-Unis, s’il consentait à taxer le whiskey et aller presque jusqu’à la prohibition ! N’était-ce pas Bonaparte qui disait que les vices étaient d’excellents patriotes ? - « il tira cinq millions de la passion de l’eau-de-vie, et aurait bien aimé savoir quelle est la vertu qui lui aurait rapporté autant. » Le tabac et l’opium ont de larges épaules, et s’il vous plaît de leur faire payer un haut prix pour les jouissances qu’ils donnent et le mal qu’ils font, ils porteront allégrement la charge des armées.

  Ce sont là des traits caractéristiques, des mesures et des méthodes ; et le vrai critérium de la civilisation, ce n’est ni le cens, ni l’étendue des villes, ni les récoltes, non, mais, l’espèce d’hommes que la contrée produit. Je vois les vastes avantages de ce pays, embrassant la largeur de la zone tempérée. Je vois l’immense prospérité matérielle - villes après villes, États après États, et la richesse accumulée dans les puissantes constructions des cités, le quartz des montagnes de Californie déchargé à New-York pour être réempilé le long du rivage du Canada à Cuba, et de là retourner de nouveau vers l’Ouest, en Californie. Mais ce ne sont pas les rues de New-York construites par le concours des ouvriers et la richesse de toutes les nations - bien que s’étendant vers Philadelphie jusqu’à la toucher, et au nord jusqu’à toucher NewHaven, Hartford, Springfield, Worcester et Boston - ce ne sont pas ces choses qui font la valeur réelle. Mais quand je regarde ces constellations de villes qui animent et représentent le pays, et vois combien peu le Gouvernement a à intervenir dans leur vie quotidienne, combien toutes les familles se maintiennent et se dirigent elles-mêmes - groupements d’hommes en sociétés absolument naturelles - sociétés créées par le commerce, la parenté, les habitudes hospitalières - quand je considère dans chaque demeure l’homme agissant sur l’homme par la puissance de l’opinion, la puissance d’une activité plus étendue ou mieux dirigée, l’influence affinante des femmes, les opportunités que l’expérience et des causes permanentes offrent à la jeunesse et au travail - quand je vois combien chaque personne vertueuse et bien douée, que tous respectent, vit affectueusement avec nombre d’excellentes gens dont la renommée ne s’étend pas au loin et qu’elle regarde peut-être avec raison comme ses supérieures par la vertu, l’harmonie et la force de leurs qualités, je vois quelles solides valeurs l’Amérique possède, et y trouve un critérium de la civilisation supérieur à celui que fournissent les grandes villes ou les richesses énormes.

A parler strictement, le perfectionnement capital réside dans le progrès moral et intellectuel. L’apparition de l’hébreu Moïse, de l’hindou Bouddha - en Grèce, celle des Sept Sages, du pénétrant et intègre Socrate et du stoïcien Zénon - en Judée, la venue de Jésus - et dans la Chrétienté moderne, de ces hommes vivant leurs idées que furent Huss, Savonarole, et Luther - sont des causes qui entraînent les races à des convictions nouvelles, et élèvent la norme de la vie. En présence de ces forces, il est frivole d’insister sur l’invention de l’imprimerie ou de la poudre à canon, de la vapeur ou de l’éclairage au gaz, des capsules et des souliers de caoutchouc, qui sont des jouets produits aux dépens de cette sécurité, de cette liberté, et de cette joie que crée dans la société une moralité supérieure. Ces inventions ajoutent à la vie privée et publique un certain confort et une certaine facilité ; mais une moralité plus pure qui aiguillonne le génie, civilise la civilisation et rejette en arrière dans les choses profanes tout ce que nous tenions pour sacré, comme la flamme de l’huile jette une ombre quand elle est éclairée par la flamme de Bude. Les critériums populaires du progrès n’en seront toujours pas moins les inventions et les lois.

La Civilisation traduit par Marie Dugard, 1911

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