Eh bien je suggère que si Hobbes vivait aujourd’hui, il aurait des raisons supplémentaires pour alimenter son pessimisme. Grain de poussière presque invisible dans cet univers de milliards de galaxies, si éphémère qu’il disparaît dans les vastes étendues du temps cosmique, condamné à une mort certaine suivie de l’oubli éternel qui enlève toute signification à ses souffrances et aux luttes qu’il a dû mener dans sa vie, l’homme moderne est l’étoffe même de la tragédie. Il se demande – je me demande – à quoi rime tout cela ? Même si, avec mes œillères terrestres, je refuse de regarder au-delà du grain de poussière cosmique appelé Terre, je ne suis pas plus avancé : j’apprends que je ne suis que l’un des 6 milliards d’êtres humains qui habitent actuellement – ou devrais-je dire : infestent ? – la planète. Sans parler des hordes qui ont disparu et de celles à venir. De toutes façons, je ne peux plus fermer les yeux sur ces vérités incontournables. Ni continuer à nier que je suis aussi perdu et insignifiant qu’un grain de sable dans le désert du Sahara, avec le désagrément supplémentaire que j’ai une peur bleue de la mort – sinon, également et souvent, de la vie ? Sans parler des cruautés, souffrances, chamailleries et querelles que ne connaissent pas les grains de sable.

    Vous pouvez faire remarquer, évidemment, que ce tableau horriblement sombre de la condition humaine ne tient aucun compte de l’amour, de la joie, du plaisir, de l’aventure et de la beauté qui se glissent constamment dans notre vie, malgré tout. A quoi je m’entends répondre : « Si même les meilleures choses de notre vie sont vouées à la nuit éternelle de l’oubli et de l’inconscience totale, elles m’inspirent plus de funèbre mélancolie que de joie. »

    Je suis certain d’une chose : on ne gagne rien et on perd beaucoup à pratiquer la politique de l’autruche. Rien de ce que je vais dire dans les parties plus joyeuses de cet article ne diminuera d’un iota le caractère désespéré de notre situation. Ce n’est que lorsque nous regardons résolument en face ce que nous sommes en tant qu’humains que nous sommes amenés à chercher et à trouver ce que nous sommes d’autre.

    Le problème, c’est qu’entre nous et ce Quelque chose d’autre il y a un obstacle immense, un grand mur.

La porte dans le mur

    Oui, bien que le mur soit immense et épais, il y a une Porte dedans. Vous souvenez-vous d’avoir lu dans votre enfance l’histoire d’une porte secrète ouvrant sur un jardin magique ? Dans cette histoire, le petit garçon passait cette porte, entrait dans le jardin et en sortait aussi souvent qu’il voulait. Mais lorsqu’il eût grandi, il ne pouvait plus retrouver la porte. Son histoire n’est-elle pas la vôtre comme la mienne – l’histoire d’un lieu réel et béni dont nous avons perdu l’accès en grandissant ? N’avons-nous pas une tendance funeste à oublier complètement cette porte et ce jardin, et même à nier qu’ils aient jamais existé ? Ou bien à évoquer tristement avec T. S. Eliot « la porte du jardin de roses que nous n’avons jamais ouverte » ?

    Vous comprenez, évidemment, que je ne parle pas du Ciel, de la Terre Pure, du Paradis Occidental ou du Pays Béni que les religions promettent à leurs fidèles, moyennant certaines conditions qui distinguent nettement ces terres promises du pays sur lequel ouvre notre Porte. L’accès à ces régions célestes dépend de la conformité de nos croyances ainsi que de notre bonne conduite ; il n’est pas accordé au commencement de notre vie mais à la fin ; et en général ces régions sont très, très éloignées – sinon dans une autre dimension. De nos jours, même un sceptique récalcitrant rejettera sans doute cette promesse d’une vie future comme le fruit de notre imagination, un vœu pieux, une version tout simplement embellie de la vie terrestre ordinaire, une idée carrément invraisemblable. Ce qui est le contraire du pays sur lequel ouvre notre Porte. Comme nous allons le voir incessamment, celui-ci est ici et maintenant, totalement présent dans le temps et l’espace, parfaitement réel, indubitable, satisfaisant, étonnamment différent, à tous les égards, de la vie de ce côté-ci, le côté sombre du mur, et pourtant infiniment plus naturel. Je répète : naturel.

   Mais hélas !, comme je l’ai dit, grandir signifie perdre la Porte qui ouvre sur toutes ces bonnes choses. A sa place, je trouve une fenêtre.

La fenêtre dans le mur

    Du moins elle a toutes les apparences d’une fenêtre par laquelle je me vois bien installé de l’autre côté du mur, en train de me faire des grimaces à moi de ce côté-ci. Une situation étrange, sinon schizoïde, que je cherche à corriger en m’avançant jusqu’à la fenêtre dans l’espoir d’unir ces deux moi. Résultat : non seulement, le nez écrasé sur la glace, je suis retenu de ce côté-ci du mur, mais je perds toute trace de celui qui faisait des grimaces de l’autre côté.

    La vérité, évidemment, c’est que la fenêtre n’est pas du tout une fenêtre. C’est un miroir. Néanmoins, même si elle ne me laisse pas passer à travers le mur, elle maintient l’illusion – sinon la certitude – que, d’une façon ou d’une autre, je n’appartiens pas moins à l’autre côté du mur qu’à celui-ci.

     Le problème commence lorsque, malgré cette glace incassable, j’essaie désespérément d’ouvrir un passage pour permettre à Douglas Edison Harding, en tant que Douglas Edison Harding, d’accéder à cet autre pays vraisemblablement meilleur. En fait, nous passons presque tous à peu près toute notre vie ainsi, à poursuivre le bonheur et l’accomplissement en tant qu’êtres humains. Certes, nous devons tous tenter l’expérience, très sérieusement et malgré tous les découragements – jusqu’à ce que nous découvrions (le plus tôt sera le mieux) que c’est impossible. La fenêtre est aussi solide que le mur lui-même. Le seul moyen de passer de l’autre côté, c’est à travers la Porte. Oui. Bien que nous ayons perdu sa trace en grandissant, elle est toujours là, et toujours aussi accueillante.

Franchissement de la porte

    Ni la fenêtre ni la Porte ne sont un symbole ou une métaphore. Les deux sont visiblement et tangiblement réelles et factuelles. Je peux toquer très fort sur la fenêtre et manipuler et même sentir la voûte de cette Porte grande ouverte.

    Malheureusement, je ne peux pas faire un trou dans cette page et ouvrir ainsi la Porte pour vous, encore moins élargir le trou à la taille de votre tête. Il faut donc que je vous laisse le soin de fabriquer vous-même un grand carton carré ou rectangulaire, de préférence noir, dans lequel vous découperez un trou d’environ 15cm. Ou alors, empruntez ou volez un carton de ce genre à vos amis qui pratiquent « la vision ». Si vous voulez franchir la Porte, il vous faut produire une porte à franchir, une porte ouverte, comme celle de mon dessin. Le carton avec un trou suffit, le reste du dessin est accessoire. Mais je vous avertis : pas de carton, pas de jardin de roses.

 

Voici ce que vous devez faire :

    Tenant le carton à bout de bras, observez attentivement l’embrasure de cette porte, ce vide immaculé. Remarquez qu’il est impérissable (il n’y a rien dans ce vide qui puisse périr), et intemporel (là où il n’y a rien, il n’y a rien avec quoi mesurer le temps et il n’y a pas de temps à mesurer). Mais le trou dans le mur n’est pas très grand ; il est strictement limité. Il est également inconscient.

    Maintenant, lentement et avec la plus grande attention, approchez-vous de cette porte vide, guettant le moment magique où deux choses se produisent : Le trou dans le mur ne cesse de s’élargir et brusquement explose à l’infini, et l’espace vide que vous regardiez devient soudain l’Espace bien rempli à partir duquel vous regardez. Il s’éveille en vous et en tant que vous.

    Vous êtes maintenant débarrassé(e) du mur. De ce côté-ci, vous voyez que vous êtes la Non-chose intemporelle et impérissable qui contient tous ces objets périssables. Et laissez-moi vous rappeler que toute chose, même une galaxie, a une durée de vie limitée. En fait, en même temps que la vacuité et l’immensité, vous avez revêtu l’immortalité. Je pense que vous serez d’accord qu’elles vous vont parfaitement bien.

    Mais ces cadeaux superbes ne sont pas bon marché. Il y a un prix à payer. Ils vous coûtent toute votre fortune, jusqu’à votre dernier sou.

    Pour bien voir ce que tout cela signifie, il faut maintenant que vous terminiez l’expérience en allant jusqu’au miroir de votre salle de bains, avec le carton sur vous.

    Voyez comme cet être humain dans le miroir est absolument et à jamais incapable de franchir la Porte dans le mur. Il ou elle est coincé(e) dans le cadre de la Porte qu’il ou elle bouche complètement. Vous devez l’abandonner ici. Et voyez comme, par contraste, l’être qui est de ce côté-ci de cette glace – qui, ayant payé le prix de l’entrée, n’a plus rien – a franchi la Porte. Et l’ayant franchie en tant que Zéro, est l’Infini. Le perdant gagne tout.

     Observez finalement à quel point celui ou celle qui est dans le miroir a l’air comique. Contrairement à qui vous êtes de votre côté du miroir, il ou elle joue un jeu. Appelons-le : le jeu des Bonnes Sœurs belges. Et si vous étiez rejoint(e) dans votre salle de bains par les 6 milliards d’êtres humains qui sont sur terre, chacun ayant enfilé un carton comme le vôtre, chacun d’entre eux serait en train de jouer le même jeu. Vous verriez clairement qu’aucun humain en tant que tel, pas même la plus sainte des sœurs de ce vaste et bizarre couvent, ne peut passer de l’autre côté de la Porte. De votre côté.

    Oui, c’est un fait merveilleux et éminemment visible : vous – Qui vous êtes vraiment – est le seul à avoir franchi la Porte, le seul à avoir accès à la Vision Béatifique, au Véritable Jardin de Roses, au Pays de la Félicité Suprême. Qui Vous êtes vraiment est le SEUL, l’UNIQUE.

    Vous qui étiez un grain de sable dans le Sahara, vous êtes maintenant le Sahara. Vous n’êtes plus perdu dans le monde. Il est perdu en vous. Félicitations !

Fin de l’expérience.

Dans la chambre nuptiale

     Au cas où vous croyez que je suis le seul à vous présenter mes félicitations, ou bien que j’exagère terriblement, il y en a d’autres qui vous disent à peu près la même chose que moi. Par exemple :

    Dans l’Evangile de Thomas nous lisons : « Beaucoup se tiennent devant la Porte, mais c’est le Seul qui entre dans la chambre nuptiale. »

    Avec sa légendaire audace, Maître Eckhart déclarait : « Un homme noble est ce Fils unique de Dieu que le Père engendre de toute éternité. »

   Jésus disait, et je dis – non pas moi mais le Christ qui vit en moi – « Je suis la Porte ».

   Selon Thomas Traherne, vous ne pouvez apprécier le monde que lorsque vous voyez que vous êtes son seul héritier. Au cas où vous penseriez qu’il est terriblement égoïste et prétentieux, il ajoute que sa joie est complète quand il réalise que chacun de nous est également l’unique héritier du monde. Paradoxe insensé, certes. Mais il est vrai que de ce côté-ci du mur, du côté du jardin de roses, tout est paradoxe, l’union des contraires. Ici, vous êtes Toutes Choses parce que vous êtes Non-Chose, et vous possédez Tout, parce que vous ne possédez Rien. Je ne vous demande pas de croire un seul mot de tout cela, mais de regarder pour voir si c’est vrai pour vous. De l’autre côté de la Porte, de ce côté-ci du mur, des découvertes sans fin, surprenantes et belles, attendent l’explorateur sincère et courageux.

A l'intérieur

     Pour conclure, voyons comment nos découvertes de ce côté-ci du mur triomphent des misères du côté de Hobbes où la vie est « solitaire, pauvre, détestable, bestiale et brève. Et une guerre de chacun contre chacun. »

Solitaire

    Du côté sombre de la porte, je suis solitaire, terriblement esseulé, parce que je n’ai pas de place pour les autres, alors que du côté lumineux je suis Seul parce que je suis tout-Espace pour les autres, j’inclus tous les êtres et disparais en leur faveur. Ma Solitude ici est le seul remède, le remède parfait contre mon esseulement là-bas.

Pauvre

    Le magnat le plus riche du côté Hobbes de la Porte est un pauvre. Non seulement toutes ses possessions se réduisent à un atome invisible dans l’économie cosmique, mais très vite elles finissent par le posséder, lui. La véritable propriété n’existe que de l’autre côté, où même les étoiles m’appartiennent. Moi qui suis dans le monde, je passe la porte et, le tour est joué !, le monde est en moi. Ce qui fait une grande différence.

Détestable

    Dire que la Porte s’ouvre sur un monde beau et plus du tout détestable, serait un mensonge. C’est un monde où la lumière brillante jette des ombres noires, où la beauté fait ressortir la laideur, où la vérité ne peut pas se passer des mensonges auxquels elle s’oppose, où l’amour est libre d’aller et venir. Mais c’est un monde chargé de sens et d’aventure, dans lequel même la plus méchante des méchancetés joue son rôle.

Bestiale

    Du côté sombre du mur, nous les humains sommes à bien des égards pires que des brutes, pires que les animaux. Mais nous ne pouvons pas revenir en arrière, retrouver leur innocence première du jardin d’Eden. Nous ne pouvons qu’avancer vers la plus réelle des Portes qui ouvre sur le pays le plus réel, le pays où (et c’est encore un paradoxe) nous devenons enfin vraiment humains parce que nous avons découvert et accepté notre divinité intrinsèque.

Brève

    Je ne veux pas mourir. Comment puis-je prolonger ma vie, de quelques jours au moins, de quelques mois, ou même de quelques années ? Mon médecin et la Sécurité Sociale feront des suggestions. Mais la Faucheuse me talonne toujours, et je suis terrifié. Que puis-je faire ? Une seule chose : au lieu d’essayer d’allonger ma vie, je la réduis à l’instant présent, à l’éternel Maintenant qui, dès que j’ai franchi la Porte dans le mur, explose pour contenir tout le temps. Vous pensez que je prends mes désirs pour la réalité ? Alors regardez votre montre-bracelet et voyez quelle heure il est là-bas, dans le pays de Hobbes. Ensuite, approchez-la lentement de votre œil jusqu’au moment où elle ne peut aller plus loin. Et lisez l’absence de temps dans le Jardin de Roses éternel. Votre montre ne ment pas. Elle vous dit la vérité intemporelle sur vous-même, et elle disparaît elle-même en vous la disant.

Guerre de Chacun Contre Chacun

    Du côté Hobbes du mur, vous et moi sommes face à face. Que cela nous plaise ou non, nous nous affrontons l’un l’autre. « Défense d’entrer, j’en ai déjà une » murmure, marmonne ou hurle chacun en direction de son homologue. Mais finalement, retrouvant enfin nos esprits, nous trouvons le courage de franchir la Porte, chacun séparément, évidemment. Et instantanément, de l’autre côté du mur devenu maintenant ce côté-ci, vous et moi nous retrouvons face à absence de face, face à espace. Quoi que nous ressentions l’un pour l’autre, quoi que nous pensions l’un de l’autre, chacun voit qu’il ou elle est un espace vide pour accueillir l’autre. Je meurs pour que vous puissiez vivre, car telle est ma nature. Ceci est la mort la plus réelle, car il ne reste rien de moi, pas même une particule de matière dont l’entrepreneur des pompes funèbres doive se charger. La mort suivie immédiatement de la résurrection la plus réelle, dans laquelle je renais non seulement en vous, mais en toute vie. Toute vie et toute existence.

   Sur le fronton de la Porte qui mène au beau Jardin de Roses sont gravés ces mots : « Celui qui sauve sa vie la perdra, et celui qui perd sa vie la sauvera ».

Indications de lecture:

Se reporter au site consacré à l'enseignement de Douglas Harding de José Leroy.