Textes philosophiques

Michel Henry   la science et la vie


    "la science a cédé la place à une idéologie, l’idéologie scientiste qu’elle suscite souvent mais qu’elle n’implique nullement. Traiter notre vie subjective d’apparence et qui plus est, d’apparence illusoire, ce n’est pas seulement formuler à l’égard de l’homme et de son humanitas le plus grand des blasphèmes. Car ce qui fait cette humanitas, à la différence de la chose, c’est justement le fait de sentir et de se sentir soi-même, c’est sa subjectivité. Notre être commence et finit avec notre vie phénoménologique, il faut s’y faire. Si cette subjective n’est rien, nous ne sommes rien non plus. Si cette vie n’est qu’une apparence illusoire, nous ne sommes nous aussi qu’une illusion qu’on peut aussi bien supprimer sans porter atteinte à la réalité. La négation théorique de la subjectivité implique la destruction pratique de l’humanité ou, du moins, la rend possible.

     Mais ce n’est pas parce qu’elle ruine l’éthique, c’est pour des raisons théoriques que l’idéologie scientiste doit être récusée. La désignation de l’apparence comme illusion est l’illusion suprême. Car toute apparence fait la preuve d’elle-même par le fait même qu’elle apparaît : elle est, dans son apparaître, le fondement de toute assertion et de toute vérité possible. Ainsi Husserl avait-il montré dans son dernier grand ouvrage que toutes les idéalités et toutes les conceptualisations de la science renvoient nécessairement à ce monde sensible qu’elles ont pour tâche d’expliquer, elle s’édifient sur son sol préalablement donné, le supposent et n’ont de sens que par rapport à lui. Bien plus, ces idéalités et ces conceptualisations n’existent pas dans la nature : on n’y trouve, par exemple, ni cercle ni carré mais seulement des ronds et des tracés sensibles dont les figures géométriques procèdent par un processus d’idéation. Or celui-ci est un acte de la conscience, de cette subjectivité qu’on prétend illusoire et sans laquelle la science et tous ses édifices conceptuels ne seraient pas.

     Il y a plus. En produisant à partir des données sensibles du monde le soubassement intelligible qui doit en rendre compte, la science se développe toute entière à l’intérieur de cette expérience du monde dont elle présuppose les structures fondamentales, l’espace, le temps, la causalité, etc. Plus radicalement elle présuppose le monde lui-même, c’est-à-dire cet espace de lumière déployé devant notre regard, cet horizon de visibilité à l’intérieur duquel se montre à nous tout ce que nous sommes susceptibles de voir, que ce soit avec nos yeux de chair ou avec ceux de l’esprit. En d’autres termes, l’expérience scientifique se développe dans le prolongement de l’expérience perceptive, comme celle-ci elle ne connaît que des ob-jets. Être un ob-jet veut dire : être posé devant, devenir visible, se montrer à un éventuel regard, de telle façon que c’est le fait d’être posé devant, c’est l’ob-jectivité de l’ob-jet, l’extériorité du monde qui crée la visibilité, la phénoménalité de tout ce qui se trouve placé dans cette condition d’être un objet.

     Mais que dire alors d’une expérience en laquelle il n’y a ni objet ni monde, dont le contenu échappe aussi bien au regard de la perception qu’à celui de la science ? Telle est cependant l’essence de la vie dont nous avons parlé, la vie phénoménologique qui s’éprouve et s’atteint soi-même intérieurement sans que se creuse jamais, entre elle et elle-même, l’écart d’un monde, la place d’un quelconque objet. Vie qu’on ne peut voir ni connaître au sens de la science sans doute, mais qui n’est pas moins l’indubitable, l’incontestable, ce qui de l’ordre d’une frayeur, d’un désir, d’une sensation, se trouve nécessairement, pour autant que nous l’éprouvons, et tel précisément que nous l’éprouvons.

     Voilà donc ce que la science ne sait pas : notre vie. Or cette vie n’est pas quelque chose (comme c’est le cas de la vie biologique par exemple) mais précisément un savoir, le premier et le plus essentiel de tous, celui que présupposent tous les autres. Car tous les savoirs par lesquels nous connaissons le monde (qu’il s’agisse du monde sensible ou du monde des idéalités géométrico-mathématiques) : voir, entendre, sentir, comprendre, ne seraient pas s’ils n’étaient d’abord vivants, s’ils ne s’éprouvaient intérieurement et ne se connaissaient ainsi eux-mêmes d’un savoir inobjectif et irreprésentable dans l’acte même par lequel ils voient, entendent, comprennent, etc.

Texte paru dans La Recherche, 208, mars 1989.

Indications de lecture:

     Voir la leçon sur la raison et le sensible.

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