Textes philosophiques

Stephen Jourdain        Le sentiment de séparation


     En fait voilà : sentiment de séparation, un précipice, une plaie, le réel a été tronçonné irrémédiablement et il y a une plaie béante. En deçà de la plaie il y a ce que j'appelle « moi » un petit lambeau de vie, subjectif, presque totalement dénué d'existence, en tout cas dénué d'objectivité. Sentant qu'il existe juste assez pour savoir qu'il est mortel et vulnérable. C'est pas vraiment enchanteur comme portrait. Et puis de l'autre côté de la plaie, de l'autre côté de la blessure, cette autre hallucination. Bien sûr, ce sont les deux rives d'une même hallucination : le continent massif de l'objectivité extérieure.

     Donc, petit moi friable, mortel ; moi je l'aime beaucoup ce petit moi il m'est très sympathique, je ne porte pas du tout de critiques sur lui, je l'adore. C'est un petit enfant qui n'a pas très bien compris. Mais il faut lui expliquer, on arrivera peut-être au bout de cent ans à lui faire comprendre, c'est pas absolument impossible. Alors, pauvre petit moi, friable, mortel, une espèce de petite lunule blême. C'est vrai en vieillissant il ne s'arrange pas. Quand il était petit il était assez joyeux ; on pouvait dire c'est une petite étoile bleue, une petite tâche d'or. Et puis en vieillissant c'est vrai qu'il ne s'arrange pas. Petite lunule blême. Effarée. En fait effaré n'est pas un mot assez fort. Emplie d'effroi ; et de doute. Ne comprenant absolument rien à rien. N'ayant pas la moindre idée de ce qui se passe, et d'ailleurs ne songeant même pas à se poser la question. Et puis cette plaie effroyable ! Quel est le salaud, mon dieu, qui a donné ce coup de hache ? Je ne vous dirais pas comment il s'appelle...

     Et puis de l'autre côté de la plaie le continent massif de l'objectivité extérieure. Désert glacé. Même quand c'est le printemps, quand il fait beau comme aujourd'hui, que de jolies femmes marchent dans la rue, c'est un désert glacé ; c'est une espèce de banquise. Alors quelquefois un coucher de soleil reproduisant une carte postale. On sait plus d'ailleurs, bon... de temps en temps un coucher de soleil, bon, l'émeut un petit peu. Enfin ça nous donne l'idée qu'on pourrait être ému si on avait une sensibilité. Désert effroyable. Alors, désert au dedans, misère, indigence effroyable au dedans, une blessure. Et de l'autre côté une menace. Mortellement ennuyeux ! Car ce monde n'a aucun sens, c'est un chaos. La seule signification que nous lui trouvions couramment c'est qu'il nous veut du mal. C'est pas vraiment un portrait enchanteur que je suis en train de tracer là de l'état de conscience dite habituelle. Mais en gros c'est un petit peu comme ça. J'outre un peu les choses, bien sûr. Mais en gros, tout de même, il y a beaucoup de personnes d'esprit honnête et perspicace, sincères qui vont dire c'est tout de même un portrait. C'est un peu caricatural, mais c'est tout de même un portrait. Alors maintenant je vais tout de même vous donner le nom du salaud, de l'infâme salaud qui donne ce coup de hache ; qui massacre tout, qui pose ce pauvre moi subjectif, lamentable petite lunule blême ; je sais pas ce qu'on pourrait trouver d'autre : petit disque de plastique blanchâtre, grisâtre... Et puis cette effroyable escroquerie ; c'est une escroquerie, cette objectivité extérieure qui croise en dehors de mon champ de conscience. Hallucination ! Hallucination ! Alors quel est l'enfant de salaud qui donne le coup de hache : c'est MOI !

     C'est ça le plus extraordinaire. Vous êtes rassurés. Mais, attention ! C'est moi très personnellement. Mais...moi très personnellement est une chose assez répandue. Donc c'est chacun de vous. Non je ne vais pas dire ça car ça a une tournure polémique. C'est chacun de nous. C'est chacun de nous en amont de cette boîte étrange, quelquefois magique. Moi je l'ai toujours ressentie comme magique. Quelquefois magnifique, pour beaucoup de personnes, semble-t-il, elle est magnifique. Je parle de la boîte immatérielle de ce qu'on appelle « mon esprit ». Il y a le meilleur et le pire là-dedans. A mon avis c'est la porte qui donne directement sur Dieu. Donc il faudrait éviter de trop en maldire.

     Mais c'est vrai que cette boîte est généralement dans un état absolument effroyable. Alors oublions ce détail ou plutôt ayons une vision optimiste des choses, représentons-nous cette boîte intangible, immatérielle lorsque elle était rayonnante et magique. Et qu'elle abritait vraiment quelqu'un. Passés quinze ans ou peut-être trente ans : toc ! toc ! toc ! Ya quelqu'un ? Pffft... Il y a une réponse théorique qui vient. On sait bien que notre esprit est habité. Et que ce type qui habite notre esprit, ce quelqu'un, c'est forcément moi, on le sait. Mais peut-être a-t-on perdu la sensation. Ce qui est assez effrayant.

     Alors, faisons preuve d'optimisme, reportons nous aux jours de notre enfance. Cette boîte de notre esprit, immatérielle, était rayonnante, chaleureuse, elle comportait un occupant qui était heureux et vivant. L'ensemble était déjà une illusion, mais c'était une semence d'éveil. Très important de voir qu'il est des rêves qui sont des semences d'éveil, puis des cauchemars, des rêves qui sont la négation de l'éveil.

     Alors, représentons-nous cet esprit puéril, divinement puéril, puisque tout adulte, je le répète est un enfant raté. Alors, il y a ce centre et puis les pensées qui émanent de ce centre, de ce moi pensant, et les images mentales. En gros vous avez la faune intérieure et on en fait assez vite le tour, elle a une importance considérable, mais enfin en gros on trouve des produits intellectuels et des produits imagés. On trouve des résonances qualitatives aussi. Alors, reprenons cette boîte... Est-ce qu'il y a quelque chose derrière la boîte ? Voilà la question. Grande question. Parce que lorsque un esprit est en bonne santé, il éprouve le moi central de son esprit de façon très vivace, mais comme étant le fond ultime de lui-même.

     Dans la direction de l'intériorité, il apparaît à cet esprit comme une évidence absolue qu'il ne peut pas reculer d'un cheveu de plus en direction de lui-même. Donc c'est le fond. Et donc ce moi intérieur connu, tout à fait légitime, et pris simplement pour moi. On peut prendre une image pour illustrer ça : il y a la montagne avec son sommet, mais il arrive que des nuages barrent verticalement la montagne et on peut imaginer un voyageur, quelqu'un qui ne connaît pas le pays (quelqu'un qui connaît le pays il sait de quoi il retourne), un type qui ne connaît pas le pays, cette barre verticale des nuages simule une crête, et il se dit ; c'est la crête. Mais bien entendu il y a 3000 mètres de montagne sous les nuages. Alors ce qui est vrai, là, de la montagne, pour le type qui n'est pas du coin, et lorsqu'il y a des nuages, c'est vrai de notre esprit. Cette intuition...vous savez, même les intuitions mentent. Alors cette intuition qui nous révélait, quand nous étions petits, ou qui nous révèle, parce que tout de même, des adultes qui sont en bonne santé il y en a beaucoup... enfin, quelques uns... Cette intuition qui révèle à un esprit en bonne santé que ce moi, qui occupe une position centrale dans cet esprit, est l'ultime fond de lui-même et donc le nec-plus-ultra en matière d'intériorité (on ne peut pas faire mieux), cette intuition-là ment. Il est un en-deçà de ce centre. Je pense d'ailleurs que les philosophes, que je ne connais pas mais que j'ai quelquefois parcourus, que les philosophes occidentaux et notamment les philosophes français de la fin du dernier siècle et d'avant la guerre de 14 on dit sur tout cela des choses bouleversantes et d'une extraordinaire précision.

     Alors donc il y a un en-deçà de ce moi, du moi intérieur connu. Je vous demande bien de réaliser à quel point, si cette nouvelle est vraie, parce qu'il ne faut pas l'accepter sans critique... pour l'instant ce n'est que le dire d'un type qui s'appelle Stephen Jourdain. C'est à vous d'examiner la chose. Enfin, si cette nouvelle est vraie, c'est une bombe. Car nous sommes persuadés pendant cet esprit bien portant, même si c'est fugitif on est bien portant, il est cette intuition de ce centre et donc l'intuition de son identité fondamentale, et là il sait très bien, il touche vraiment son identité très très essentielle, puisque d'une part elle est de nature spirituelle, ce n'est pas une chose matérielle, tangible, et elle a ce caractère ultime. Donc c'est une bombe que de savoir que ce soi-disant point zéro de notre identité c'est le point 1 ou le point 2 mais certainement pas le point zéro ; que le point zéro est derrière. Ce qui m'est arrivé quand j'avais 16 ans comme disait Emmanuel Develle, à brûle-pourpoint... je ne cherchais absolument pas à m'éveiller ; j'avais une très grande curiosité, un esprit très actif et mon intelligence fonctionnait de façon très réaliste. Mais je ne cherchais absolument rien. Et, à brûle-pourpoint ça s'est passé. A brûle-pourpoint j'ai défoncé, dans la foulée, sans m'en rendre compte le fond de mon intériorité pensante. J'ai laissé là, sur place, mon moi habituel. Et, bien entendu, dés l'instant où l'on a cette intuition : il y a un en-deçà ou un amont du moi intérieur connu, toute présence reflue dans cet en-deçà.

    Imaginons que les choses se passent, dans cet amphithéâtre, comme elles se passent dans nos esprits, ou du moins comme elles devraient se passer dans nos esprits. Qui, bien entendu, devraient tous faire cette extraordinaire et bouleversante découverte. Un, la donnée de base serait : je suis ce centre. Ah ! Évidemment, quelqu'un qui n'est pas centré il rêve mal d'une certaine façon. Et c'est très très important pour se réveiller de bien rêver. Je pense qu'il y a de grandes difficultés à s'éveiller directement du coma. Il faut passer par la phase paradoxale. Il faut bien rêver. Et donc ce moi, l'intuition de l'existence d'un moi central est extraordinairement importante.

    Alors, imaginons que ça se passe dans cette pièce, dans cette salle, comme dans un esprit. En principe tout ça est réel. On dit que c'est l'esprit, mon esprit. D'ailleurs ça ressemble tout à fait à mon esprit : il y a le moi central, il y a mes pensées, mes images mentales et puis, dans ma perspective (ça doit être très différent pour vous) cette pièce est une métaphore de mon esprit. Bonjour mes pensées ! Bonjour mes images mentales ! En général on n'a pas cette attitude amicale avec ses pensées, ses images mentales. Prenons un esprit habituel : si vous étiez vraiment les pensées et les images mentales d'un esprit habituel vous seriez en train de sortir une mitrailleuse.

     Tout ceci paraît, dans le fond extraordinairement invraisemblable. Il y a une énorme évidence : je suis ici et cet ici n'est pas contestable. Eux ils sont là et tout ça est réel... Illusion absolue... Ici c'est devant... Alors qu'est-ce qui est ici ? Eh bien, le véritable ici est derrière.

     Je, alors là on peut employer le mot : je. Je suis derrière ce type assis en train de vous parler. Et je suis en train de tirer toutes les ficelles qui prêtent un semblant de réalité à ce type et à son vis-à-vis. Nous sommes dans l'illusion la plus absolue. Quand on a compris ça... Imaginons une seconde que ce soit vrai. Ce serait terrifiant. Pour moi, parce que je m'aime bien, mais pour vous aussi : je ne vous veux pas de mal. Imaginez que je me retourne ; mais ne me laissez pas me retourner ! Si je me retourne et que je m'aperçois en train de tirer toutes les ficelles : tout explose !

le grand plongeon - Conférence à la Sorbonne.

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