Textes philosophiques

Jules Lequier    Liberté et contrainte


    Que ma volonté se détermine sans contrainte, ceci n’est pas douteux : le sentiment intérieur m’en est garant. Je sens que ma volonté est exempte de contrainte, ou, plus exactement, je ne sens pas de contrainte, donc il n’y a pas de contrainte. Mais de ce que je ne sens pas que ma volonté soit nécessitée, suit-il que je sens qu’elle ne l’est pas ? Je sens ce à quoi je résiste et ce par quoi je résiste, mais je ne sentirais pas en moi ce qui agirait avec mon action et dont je tiendrais l’agir même : ce ne pourrait être pour moi cela qui n’est pas moi ; cela qui n’est pas moi est toujours ce qui me fait obstacle. Dire : Je sens que je suis libre en prenant telle résolution, revient à dire : Je sens que je ne suis nullement nécessité à la prendre. Mais je ne pourrais me supposer sentir cette nécessité qu’en me supposant y résister, c’est-à-dire vouloir, moi, autre chose que ce que je veux en effet au moment où je le veux, supposition absurde et contradictoire. Il y a donc des cas où l’affirmation : Je peux, à mon état présent, faire succéder cet autre ou cet autre état, n’aurait d’autre sens que celle-ci : il me semble que je peux à mon état présent faire succéder cet autre ou cet autre état ; apparence fortifiée et portée jusqu’à l’illusion de la certitude par une confusion presque inévitable entre le sentiment réel que j’ai qu’il me semble en être ainsi, et le sentiment réel qu’il me semble que j’aurais s’il en était ainsi. Et cette confusion paraît d’autant plus aisée, et pour ainsi dire d’autant plus naturelle, que dans cette affirmation : Je peux ceci ou cela : Je peux vouloir le oui et je peux vouloir le non, on embrasse toute l’évolution de la puissance indéterminée doublement capable de se déterminer en l’un ou l’autre de deux pouvoirs simples, dont l’un ou l’autre lui doit servir de transition pour aller jusqu’à son effet.

     Je vois que l’allégation : Je peux, dans toute l’étendue que je lui donne, ne saurait s’autoriser d’aucune expérience antérieure ; car l’exercice du pouvoir déterminateur exprimé par ce Je peux s’identifie en fait avec l’exercice de l’un des deux pouvoirs que je suppose lui être tout d’abord donnés ; et au lieu que j’ai pleinement droit de dire de celui des deux que j’exerce : Ce pouvoir est réel, et je le sens, car je l’exerce, à l’égard de l’autre que je n’exerce pas, le sentiment que j’en crois avoir, quelque fort qu’il soit, n’a pas la même force ; ni par conséquent non plus à l’égard du pouvoir supérieur dont ceux-là seraient les deux membres, mais qui agit par un seul. En vain je prétendrai que je puis choisir entre l’action de l’un ou de l’autre, il faudrait pour cela que je me sentisse pouvoir choisir comme je ne choisis pas, aussi bien que je me sens pouvoir choisir comme je choisis. Ce serait résoudre la difficulté, après l’avoir vue, par la même difficulté que je reproduirais en affectant de ne la pas voir. Il est grand l’embarras de m’assurer absolument que le possible non réalisé n’était pas moins apte à être réalisé que celui qui est réalisé. Les choses se passent comme si des deux pouvoirs plus prochains quant à l’objet, le simple pouvoir d’agir ainsi, le simple pouvoir d’agir autrement, l’un étant imaginaire, le pouvoir plus prochain quant à la personne que celle-ci s’attribue de mettre en jeu ou l’un ou l’autre était nécessairement imaginaire aussi, et ne précédait dans la pensée l’idée de ce pouvoir réel, qui produit son effet, que comme l’ignorance aperçue du parti que l’on allait prendre, accompagnée de l’oubli que des deux futurs possibles un seul au fond était possible, à savoir celui-là qui était futur.

Oeuvres posthumes publiées par Charles Renouvier

 

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z.


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com