Textes philosophiques

Jules Lequier    La vie comme un songe et la liberté


    Cette vie est donc comme un songe. Ces gens-là qui vont et viennent dorment, les puissances de leur âme sont assoupies. Mais ils portent en eux la puissance de s’éveiller. On est d’autant plus endormi dans ce songe qu’on n’a pas l’idée de s’éveiller. L’idée de s’éveiller serait déjà sortie du songe, à moins qu’endormi on ne rêve encore que l’on s’éveille, ce qui est avoir l’erreur des erreurs, comme le savant a la science de la science. Et ceux-là qui rêvent qu’ils sont éveillés sont ceux qui déjà, autant qu’il est en eux, abdiquant la personnalité pour se livrer au courant des choses et des influences de la nature extérieure, se soutiennent à eux-mêmes que s’abandonner ainsi, c’est être éveillés, et que reconnaître l’empire de la nécessité, s’y soumettant par là autant que possible, est la science du vrai dans le vrai.     

     A qui entreprend d’affirmer par le seul moyen des idées cette simple proposition : « je pense », qui est, on ne saurait en disconvenir, éminemment certaine pour l’homme, qui n’est que son propre être occupé à se contempler, il faut, et ce n’est pas une petite tâche, il faut à toute force joindre, de manière à n’en former qu’une, une action présente et une passée : une action présente qui nomme l’action passée, une action passée qui est l’objet de l’énonciation présente : une action qui exprime et une action qui est exprimée, chacune attestant l’autre pour justifier de son existence, mais chacune toute seule impuissante à l’établir : premièrement un fait qui s’ignore, ensuite une parole qui ne s’entend pas. Entre ce qui est représenté et ce qui représente, peut-on nier la différence ? La différence est manifeste : l’un n’est pas l’autre, et l’un vient après l’autre. J’ai beau me retourner, je retrouve invariablement ces deux pôles contraires aux deux bouts de la moindre parcelle de ma pensée, n’eût-elle que moi-même pour objet. L’objet, l’idée, deux termes toujours distincts, toujours successifs. Or celui-là, plus éloigné de moi, à la rigueur n’est pas en moi, il n’est en moi que par son image ; et celui-ci, c’est-à-dire cette image, cette image que j’affirme m’être présente, n’a laissé que son ombre sous l’affirmation qui s’y applique : car je n’aperçois pas plutôt l’image, que ce coup d’œil qui l’aperçoit et qui m’est plus intérieur que son objet la repousse en tombant sur elle, et me la montre à la vérité, mais me la montre absente ; en sorte qu’au moment où je m’allais vanter de tenir en ma possession, si peu que rien, la réalité de l’apparence en tant qu’apparence, cette réalité de l’apparence s’était dérobée sous un semblant d’apparence réelle, un faux semblant peut-être dont la réalité m’échappe de même. La réalité et l’apparence me partagent. Et comment avec ces deux moitiés de mon être, qui tour à tour m’abandonnent, composer un tout qui serait moi, capable de subsister le temps seulement d’affirmer qu’il est ? Aucune de ces deux moitiés ne me fournit le moyen de la joindre à l’autre. Me confiner dans l’une ou dans l’autre, ce sont deux manières de périr. Étendre l’une jusqu’à embrasser l’autre, c’est la transformer en cette autre, c’est passer de l’une à l’autre.

Oeuvres posthumes publiées par Charles Renouvier

 

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