Textes philosophiques

Günther Anders   après le travail, un autre asservissement


    «  Le travail réglementé nous garantit une liberté incomparablement plus grande que le temps libre qui n'est en apparence soumis à aucun règlement mais peut être secrètement rempli et reste de ce fait ouvert à tout règlement secret. Quand les sirènes des usines annoncent la fin du travail, elles annoncent toujours en même temps que maintenant entre en scène l'inévitable pouvoir absolu du monde des marchandises et des médias de masse, que maintenant nous leur sommes soumis, que maintenant commencent les heures où nous allons être leurs employés sans contrat et sans limites, les heures dans la boue, où nous allons devoir nous débattre et suer pour accomplir notre tâche de loisir. Peu importe ce qu'on veut nous vendre - stylo à bille qui écrit sous l'eau, la fierté d'appartenir à la race des seigneurs, des chansons sentimentales qui nous assurent que l'amour ne fleurit que sur les rives du Mississippi, ou des conserves destinées aux bunkers dont on nous garantit qu'elles resteront fraîches jusqu'à la fin du monde - aucune clause ne fixe ce que les puissances racoleuses, dont nous sommes devenus les employés et au service desquelles nous gâchons le temps que nous ne passons pas au travail, peuvent ou non exiger de nous. Quand, attendri par la publicité qui lui est livrée à titre de divertissement, le Noir cueilleur de coton installe finalement un poste de télévision en couleur flambant neuf dans son taudis, ou quand mon voisin commence « spontanément » à chanter la bluette sur le Mississippi qui lui a tapé des centaines de fois dans les oreilles et fait l'acquisition du disque afin de pouvoir la considérer comme sa propriété absolue et de pouvoir se considérer comme sa propriété absolue, ils obéissent tous les deux sans discuter, d'une façon plus inconditionnelle et lourde de conséquences qu'ils ne le feraient pendant ces heures qu'ils regardent naïvement comme leurs heures de travail ». « Lourde de conséquences »: parce que l'asservissement dans lequel ils s'engagent par cette obéissance n'est peut-être pas qu'un événement unique et momentané. Par leur acquisition, ils deviennent en fait « congruents » avec ce qu'ils ont acquis: ils deviennent aussi banals, imbéciles et vulgaires que ce qu'ils ont acquis. La non-liberté de leur temps libre contamine l'ensemble de leur existence et cela de façon définitive.
     Ce qui vaut dans leur cas, vaut plus ou moins pour nous tous. Car nous sommes  - c’est sur cela que repose l' illusion que nous .appelons notre « liberté » - doublement non libres» : nous sommes privés de la liberté de souffrir de notre non-liberté, nous remplissons les tâches auxquelles, une fois racolés, nous sommes astreints sans les reconnaître comme des tâches, sans renâcler. Ce qu'on nous présente à nous les clients, à grand renfort d'insinuations, comme un «service rendu au client» n’est rien d'autre que le système des mesures par lesquelles nous avons été racolés afin d'accomplir notre service en tant que client; en déclarant que « nos désirs » sont pour lui « des ordres », le vendeur veut bien sûr dire au contraire que nous devrions faire de ses ordres ou de ceux de son entreprise « nos désirs ».

L'Obsolescence de l'Homme, Fario, tome II, 2002.

Indications de lecture:

Cf. Que faisons-nous de notre liberté?

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