Textes philosophiques

Georges Gusdorf   les errances de la pensée postmoderne


    "Le XXe siècle est le siècle le plus barbare de l'histoire universelle — le siècle de la faillite de la raison. Il est vrai que la raison n'a jamais gagné la partie ; elle s'octroie seulement la fonction de redresseur des torts de l'humanité. Mais l'humanité n'a jamais eu autant de torts, qui n'ont jamais été aussi peu redressés, qu'en ce siècle, où les avances de la technologie donnent à la folie des puissances dominatrices des capacités de destruction qui peuvent aller jusqu'à l'anéantissement total de la civilisation.  S'il est vrai, comme le disait Hegel, que la lecture du journal est la prière du matin de l'homme moderne, les lecteurs de notre époque sont les témoins chaque jour de la Terreur sur la face de la terre. Les massacres industrialisés du XXe siècle relèguent au rang d'un modeste artisanat les performances réalisées par les invasions du Moyen Age, ou même par les conflits armés et les répressions des siècles passés. Les bonnes âmes en sont encore à faire pénitence pour les victimes de la colonisation, alors que personne ne songe à faire le compte, à quelques millions près, des morts de la décolonisation, dont la masse s'accroît de jour en jour dans l'indifférence générale. Les peuples libérés de l'oppression coloniale sont maîtres chez eux. Leur situation intérieure n'a plus rien à voir avec les droits de l'homme, c'est une question de statistique.
      À la terreur sanglante et tangible, notre époque en a d'ailleurs ajouté une autre, une terreur qui n'ose pas dire son nom, d'autant plus redoutable qu'elle est inapparente, à la manière de certaines maladies. Les techniques de la communication audiovisuelle permettent aux autorités politiques de régir l'opinion en lui imposant une idéologie conforme aux vœux du pouvoir en place. La propagande officielle fabrique une information revue et corrigée, elle possède les moyens de mobiliser les masses en agissant directement sur les émotions et les sentiments. En toute bonne conscience, les citoyens adoptent les stéréotypes, mots d'ordre, valeurs et slogans mis en circulation par les techniciens de la manipulation psychologique, au service des maîtres du moment. La majeure partie de la planète est soumise à des régimes de tyrannie physique et mentale, et, dans les espaces de liberté qui subsistent encore, nombreux sont les individus bien intentionnés qui se proposent d'inféoder leurs concitoyens à des régimes bénéficiant des facilités des disciplines collectives en vigueur dans le reste du monde. Les Etats démocratiques se trouvent en minorité dans l'univers actuel et l'on peut estimer qu'ils fonctionnent de plus en plus mal, leur fonctionnement se trouvant vicié par les effets secondaires du développement technologique et industriel. La machine économique s'est déréglée, suscitant des désordres sociaux que les techniciens de l'organisation ne semblent pas en mesure de maîtriser.
       Si l'on se refuse les consolations illusoires du catastrophisme et de l'utopie, dont les argumentations ne sauraient convaincre un individu raisonnable, il semble bien que le monde contemporain a perdu le sens. L'ordre du monde, s'il a jamais existé, ayant disparu dans la catastrophe de l'histoire, on voit mal la possibilité d'un ordre dans l'homme s'imposant par la vertu persuasive de son intrinsèque souveraineté. On ne peut plus faire confiance à l'histoire, exécutrice des hautes œuvres de ta raison, pour mener l'humanité à bonne fin. Le XXe siècle, c'est ce récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot. Il serait absurde de continuer à philosopher dans l'absolu, en construisant des châteaux de cartes idéologiques inspirés par le loisir d'un optimisme béat. Sans doute peut-on découvrir ici la justification de ce retour à l'état sauvage qui caractérise bon nombre de penseurs d'aujourd'hui ; les délires pentecôtistes inspirés par le sexe, les apothéoses du sadisme, les délices du Mal, les variations sur les thèmes conjugués du sang, de la volupté et de la mort, toutes ces perversions décadentes dont s'enchantent certains de nos contemporains proposent autant de reflets ou d'éclats d'un humanisme suicidaire, ou plutôt d'une implosion de l'humanité.

Rétracation, en complément de Mythe et métaphysique, édition 1984, p. 17-18.

Indications de lecture:

Voilà un texte qui ne fait que confirmer parfaitement les analyses de René Guénon dans La crise du monde moderne et la suite, Le règne de la quantité. Cf. Eléments de philosophie de l'Histoire. En particulier ch. VII et VIII.

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