Textes philosophiques

Georges Gusdorf   critique du néo-positivisme


    "La philosophie de la Science a volé en éclats, fragmentée en épistémologies spécialisées, de plus en plus restreintes, enfermées dans les cadres de technologies particulières. Il n'y a plus d'univers du discours scientifique, mais des axiomatiques particulières qui n'ont d'intérêt que pour les spécialistes. De quoi l'on peut trouver confirmation dans le mouvement philosophique, ou prétendu tel, du néo-positivisme logique, développé à partir des affirmations radicales des penseurs de l'Ecole de Vienne au début du XXe siècle. Cette forme renouvelée du scientisme devait bénéficier des persécutions nationales-socialistes, qui dispersèrent ses inspirateurs à travers l'espace occidental ; de nombreux adeptes furent ainsi recrutés grâce à cette diaspora dans les territoires nordiques, britanniques et nord-américains, où l'esprit philosophique sait se contenter de peu et emprunte volontiers sa nourriture aux importations étrangères.
     Le néo-positivisme part de l'affirmation de principe que seules les sciences exactes sont maîtresses de vérité ; les axiomatiques des disciplines formelles et les codes de procédure des méthodologies expérimentales attribuent une validité inconditionnelle aux affirmations émises par les savants, lorsqu'ils se prononcent en tant que tels. Le reste des paroles humaines, dans l'usage quotidien de la vie, dans la littérature et la poésie, dans la philosophie et la religion, mais aussi dans ces disciplines inexactes et sans rigueur que sont les prétendues « sciences humaines », tout cela se révèle à l'analyse comme un enchaînement erratique de propositions non fondées, invérifiées et d'ailleurs invérifiables. Seules sont valides les formulations plus ou moins affinées sur le modèle de « 2 + 2 = 4 », et encore leur validité se trouve-t-elle restreinte dans les limites de l'espace mental défini par les postulats d'un champ axiomatique déterminé. Autrement dit, le penseur néo-positiviste prétend nous obliger à choisir entre une vérité sans le monde et sans l'homme, ou un homme et un monde étrangers à la vérité scientifique. On pourrait évidemment faire un pas de plus et conclure que la vérité de l'homme et du monde n'est pas simplement identifiable avec la vérité selon la science rigoureuse. Mais ce pas, les néo-positivistes ne le franchissent pas, ils s'en tiennent à un terrorisme intellectuel, qui d'ailleurs se retourne contre ceux qui le professent. Seul le discours scientifique a un sens ; mais la profession de foi dans la science est un vœu pieux, car l'idée de science n'est pas une proposition scientifique. C'est une utopie, pas plus consistante, rigoureusement parlant, que la Justice, la Liberté ou Dieu. Les néo-positivistes sont des nihilistes, incapables de voir plus loin que le bout de leurs équations. En toute réalité, la part de vérité contenue dans ce mode de pensée correspond à l'affirmation de la pensée négative, qui reconnaît l'inaptitude de la parole humaine à penser l'absolu. La pensée négative n'est pas un nihilisme, mais exactement le contraire, ainsi que devait le reconnaître Wittgenstein, la seule tête philosophique de l'Ecole de Vienne, que les néo-positivistes ont pris pour un des leurs, alors qu'il réduisait à néant leur position théorique, opérant pour son compte, avec humour, un repli stratégique de la logique extrême, par un retournement du pour au contre, au silence mystique".

Rétracation, en complément de Mythe et métaphysique, édition 1984, p. 27-28.

Indications de lecture:

Le projet du cercle de Vienne a échouée et s'est auto-supprimé depuis. Gödel a détruit les ambitions de l'axiomatique de Hilbert. Le logicisme du premier Wittgenstein a sombré, incapable de trouver un fondement solide. Voir les commentaires d'Edgar Morin sur cette question. L'échec du positivisme logique. Cf. La Méthode. D'autre part, Gusdorf se rend aussi très bien compte que l'épistémologie de Bachelard n'a jamais franchi les frontières de l'hexagone. Elle est déjà poussiéreuse à son époque. Cavalliès le spécialiste des mathématiques en France ne comprenait pas l'effondrement des certitudes en mathématiques.

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