Textes philosophiques

Georges Gusdorf   le langage au seuil de l'humanité


    "Un personnage mis en scène par Diderot dans l'Entretien qui fait suite au Rêve de d'Alembert, évoque « au Jardin du Roi, sous une cage de verre, un orang-outang qui a l'air d'un saint Jean prêchant au désert ». Le cardinal de Polignac, admirant un jour la bête, lui aurait dit : « Parle, et je te baptise... » Ce mot d'un homme d'Église bel esprit rapporté par un homme de lettres mécréant porte sans doute plus loin que l'auteur même et le mémorialiste ne le pensaient. Il s'agissait de mettre en lumière le peu de distance entre l'animal et l'homme qui se croit tellement supérieur, et pense augmenter encore sa dignité par la vertu du sacrement. Diderot découvre ici avant la lettre l'argument que certains darwiniens tireront des théories évolutionnistes contre les prétentions à l'éminente dignité de l'homme. De la bête à la personne, la coupure est infime. Il ne manque à l'animal, en vérité, que la parole.
     Sans doute. Seulement l'orang-outang n'a pas répondu au cardinal. Il n'a pas proféré le maître-mot qui lui aurait décidément fait franchir le seuil de l'animalité à l'humanité. Le langage est la condition nécessaire et suffisante pour l'entrée dans la patrie humaine. Une anecdote antique évoque un philosophe naufragé, jeté  par la tempête sur un rivage inconnu. Sur le sable de la plage, il aperçoit, tracées par un promeneur, quelques figures de géométrie. Alors, se retournant vers ses compagnons, il leur dit : « Nous sommes saufs : j'aperçois ici la marque de l'homme. » L'écriture mathématique, langage par excellence en lequel tous les hommes communient par delà la diversité des idiomes, est l'attestation souveraine de l'établissement de l'homme sur la terre. Les bêtes ne parlent que dans les contes de fées. Et c'est pourquoi les hommes, depuis qu'ils parlent, ont pu domestiquer les animaux, tandis que les animaux n'ont jamais réussi à domestiquer l'homme.
     L'homme est l'animal qui parle : cette définition, après tant d'autres, est peut-être la plus décisive. Elle recouvre et absorbe les définitions traditionnelles, par le rire ou par la sociabilité".

La parole. P.U.F. p. 6-7.

Indications de lecture:

Un des meilleurs livres de Gusdorf avec La vertu de force. Cf. Recherches sur le langage. Il y aurait cependant beacuoup à redire sur ce texte dans les éclairages apportés par l'éthologie contemporaine qui a mis en évidence une intelligence animale bien plus développée que ne l'admettait les classiques. La socialité des espèces animales est très complexe et maintenant bien établie.  Le concept de "propre de l'homme" n'est plus du tout aussi définitif qu'on a pu le croire. Voir par exemple Patrice Van Eersel Le Cinquième Rêve. Le dauphin, l'homme, l'évolution, éditions Grasset, Paris, 1993, (excellent). Voir aussi Le Message des dauphins, Les Animaux thérapeutes.

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 philosophie.spiritualite@gmail.com