Textes philosophiques

Clément Rosset   soyez heureux, tout va mal


    Entretien de Clément Rosset avec Maryline Desbiolles (1994)

Il n'est sans doute pas inutile, dans ces moments où tant d'espoirs, d'idéologies, de pays, vont à vau-l'eau, d'écouter et surtout de lire un philosophe qui revient de quelques semaines passées au Brésil, dont on sait les difficultés sociales et économiques, et où il a été particulièrement bien accueilli. Il y a proposé entre autres de changer la devise du drapeau : « Force et Progrès » par « Soyez heureux : tout va mal ». Clément Rosset est un philosophe pour le moins singulier dans un paysage où la confusion et la manie de l'amalgame rendent la singularité dérangeante, la singularité et surtout la clairvoyance qui font de sa pensée une pensée profondément tonique parce qu'elle ne connaît pas la complaisance. Rosset publie son premier livre (Logique du pire) à dix-neuf ans, alors qu'il est encore en Khâgne. Il ne participe guère aux mondanités parisiennes mais vit à Nice où il enseigne. Il ne jargonne pas mais écrit dans une langue belle et élégante et ne répugne pas à soumettre sa pensée à l'épreuve du réel. Il a tout pour plaire ou pour agacer.

(La République des Lettres, avril 1994)

M. D. : En ces temps de doléances qui rendent toute allégresse inconvenante, voire obscène, vous écrivez en 83 un livre provocateur, dans ce contexte : La Force majeure, autrement dit : la joie. Vous y opposez la joie à toute forme d'attente, à toute idéologie progressiste, à tout espoir de progrès. Pourriez-vous expliciter cet apparent paradoxe ?

C. R. : Pour moi il n'y a pas du tout de paradoxe et je considère comme une évidence que tout ce qui ressemble à de l'espérance. à de l'attente est complètement opposé à la possibilité de la vraie joie et constitue dans le plein sens du terme une fausse joie condamnée à être contredite par l'expérience, par la mort, par la pensée de l'éphémère ou du dérisoire. S’il y a paradoxe, c'est plutôt celui de l'espérance : elle donne de faux remèdes qui calment la douleur comme une pastille qui rendrait votre gorge plus douce quand vous avez une angine mais ne s'attaque pas au microbe de l'angine. L'espoir est une pastille adoucissante alors que, si je peux me permettre, la joie est un antibiotique. La joie est une perception lucide d'une vérité cruelle, elle s'oppose à toutes les raisons puisque toutes les raisons parlent en défaveur de la joie ; elle est un don gratuit, une grâce si vous voulez comme l'est une œuvre d'art, la musique de Mozart…

M. D. : Mais de quelle manière pouvons-nous envisager, par exemple, de nécessaires progrès sociaux sans l’espoir qu’ils se réalisent ?

C. R. : Je voudrais dire d'abord que je ne suis absolument pas l'ennemi du progrès et je suis très loin de partager la moindre des angoisses de ceux qui trouvent que nous sommes emportés par un progrès qui va nous broyer, briser notre identité. J'applaudis au progrès, Seulement il y a une distinction fondamentale à faire. Il y a deux sortes de maux dans la boîte de Pandore : ceux susceptibles d'élimination progressive ou d'amélioration, notamment, sur le plan social, et ceux inhérents à l'existence ; je veux parler de la nature mortelle, minuscule, dérisoire de toutes choses qui sont promises à la mort et à l'oubli total. Des faits qui constituent le tragique de l'existence et auxquels on ne peut remédier. J'ai tendance à penser que l'obsession de l'idée de guérison des maux guérissables est quelquefois un phénomène qui consiste à occulter la présence des maux non guérissables… Le hasard m'a fait entendre une vieille chanson chantée par Maurice Chevalier. Cette chanson est très gaie mais donne une vision sardonique quoique drôle et vraie des limites de l'entraide et du progressisme. Vous savez, c'est : « Quand un vicomte rencontre un autre vicomte, qu'est-ce qu'ils s'racontent ? Des histoires de vicomte… » Et le refrain « Tout le monde se fout, se fout, se fout des p'tites misères du voisin du dessous » m'a fait pouffer de rire el j'ai immédiatement dit : « Voilà une chanson que l'on devrait diffuser dans les hospices de Mère Theresa ! » Un peu de distance et d'humour noir ! Je n'en tire pas argument pour m'élever contre l'entraide mais j'y vois une illustration de ce qu'il y a de parfois un peu ambigu dans le souci de faire du bien aux autres, qui cache souvent l'impossibilité de se faire du bien à soi-même et de guérir ses propres angoisses. Le dévouement est quelquefois le fait de personnes possédées par une haine abyssale tant à l'égard d'elles-mêmes que des autres. Je suis persuadé que si Mère Theresa pouvait faire sauter la planète, elle le ferait tout de suite !

Indications de lecture:

 

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