Textes philosophiques

Jacques Ellul    "tout est politique"


Tout est politique. Ce jugement n'est pas seulement celui de l'opinion populaire, mais il est formulé, justifié, par les intellectuels. Ainsi Talcott Parsons:

"La politique constitue un centre d'intégration de tous les éléments analytiques du système social, et ne saurait être elle-même reconnue comme l'un de ces éléments particuliers." (The Social System, 1951)

Si l'art ne l'est pas, c'est que nous ne savions pas le discerner. Mais pour le discerner plus clairement, il faut bien donner le coup de pouce qui attribuera sens ou valeur politique, et conduira l'artiste, à s'éprouver émasculé s'il ne s'engage pas et ne fabrique des colombes à afficher sur tous les murs. Cette confusion entre politique et société, que nous effectuons sans cesse, est dans l'histoire un phénomène nouveau. On pourrait sans doute en trouver des exemples: Empire aztèque, Égypte, peut-être Chine, partiellement Rome. Mais avec deux réserves considérables: l'État d'alors n'avait pas les moyens de mettre à exécution ses prétentions. La foule des hommes n'apportait pas spontanément et, pourrions-nous dire, ontologiquement leur adhésion de foi, d'être et d'idéologie à cette confusion. S'il y avait une religion d'État, il n'y avait pas, habituellement, une religion directe de l'État. Dans cette confusion, ce qui autrefois était engagé dans la trame du social, ce qui faisait partie de l'édifice de la société, de la vie collective du groupe, comme l'art par exemple et la culture, n'est plus aujourd'hui considéré comme engagé que si l'implication est directement politique. Participer à des activités non politiques, mais parfaitement en relation avec notre société, est considéré comme sans valeur. Le poète qui se borne à être poète sans signer des pétitions et manifestes sera tout de suite accusé de s'enfermer dans sa tour d'ivoire. Nous préférons les pièces politiques d'Aristophane à tout Eschyle. Et comme le disait une actrice française en renom, très politisée: « Nous prétendons apporter un message au Monde » (Simone Signoret).

Et voici que, dans ce courant général, les valeurs aussi sont politisées. Toutes les valeurs ont à nos yeux, comme le disait Barrès, une connotation, et plus même, un contenu politique. La liberté? On saute à pieds joints de la plus fumeuse contestation métaphysique, dans la conception des régimes politiques, dans la définition politique de la liberté, qui si elle n'est inscrite dans un régime, si elle n'est le fruit d'une constitution, si elle n'est la participation du citoyen au pouvoir est en définitive à nos yeux négligeable: dire que la liberté, c'est tout simplement que l'individu échappe au pouvoir et décide par lui-même du sens de sa vie et de ses oeuvres paraît de nos jours simpliste, dérisoire et réaction d'adolescent! De même la justice n'existe plus comme vertu personnelle, ni comme contenu, plus ou moins bien actualisé, du droit. Mais si nous voulons lui rendre un sérieux, cette malheureuse valeur doit comporter quelque adjectif, et tout particulièrement celui de social, c'est-à-dire qu'en définitive elle est politique. C'est l'État qui doit faire régner la justice; il n'est de justice que collective, et les difficiles approches des juristes philosophes depuis des siècles n'ont plus de sens, pas davantage que l'affirmation chrétienne que la justice est la miraculeuse transformation de l'individu justifié par la Grâce de Dieu. Les valeurs qui, de nos jours, ne peuvent recevoir un contenu politique, ou ne peuvent servir à une politique, ne sont en définitive plus prises au sérieux.

En réalité, ce ne sont plus les valeurs qui nous servent de critère de jugement pour estimer le bien et le mal, c'est le politique qui devient aujourd'hui valeur suréminente par rapport à laquelle s'ordonnent les autres. C'est lui qui, avec ses épigones (nationalisme par exemple), devient la pierre de touche du bien et du progrès. Le politique est par soi excellent. Le progrès de l'homme dans la société aujourd'hui consiste à participer au politique. Combien d'articles et de déclarations avons-nous lus à ce sujet: la femme devient enfin une personne humaine parce qu'elle reçoit des « droits politiques ». Dire que la femme, mère de famille, formant en profondeur ses enfants, était la véritable créatrice à long terme, la véritable initiatrice de toute politique, devient discours de réactionnaire. Si l'on n'a pas le droit (à la vérité, magique) d'insérer le papier dans la boîte, on n'est rien, pas même une personne. Le progrès, c'est recevoir cette extrême puissance, cette part mythique d'une souveraineté théorique qui consiste à se déposséder de ses décisions au profit de quelqu'un qui les prendra à votre place. Le progrès, c'est lire le journal. Tel savant (Rivet) pouvait écrire sérieusement: « Un homme qui ne peut pas (il s'agissait de l'Afrique) lire un journal pour être informé n'est pas un homme. » Singulière conception de la virilité! C'est la Trinité politique: « Information-Participation-Exécution », qui constitue aujourd'hui le mot d'ordre par excellence du progrès.

L'on se bat pour la démocratie économique qui fournit à l'homme une occasion d'exprimer sa volonté sur des affaires qui le touchent au plus près, et l'on oppose cette démocratie économique, qui concerne les conditions et les normes de production, le contrôle des circuits de distribution, les impératifs du plan, les prix et salaires, toutes choses infiniment concrètes, à la pseudo-démocratie politique, que chacun sait aujourd'hui abstraite, théorique, illusoire. Mais reportons-nous deux cents ans en arrière. Pour ceux qui réclamaient cette démocratie politique, de quoi s'agissait-il? De contrôler directement, effectivement, la police, de ne payer d'impôts (terme remplacé par celui, évoquant la volonté, de contribution) que si on les avait soi-même décidés, de ne partir pour la guerre que si le peuple personnellement le voulait, de pouvoir librement, publiquement, exprimer ses idées, atteindre et former, chacun à partir de soi-même, l'opinion publique... Des choses abstraites? Non point. Terriblement précises et concrètes.

Nous savons comment « la vie a tourné sur ses talons de verre ». Mais, sauf les idéologues qui voient les choses dans leur rêve et leur imagination, nous savons aussi comment la démocratie économique est en train d'échouer, au moment où on la construit, et comment les pouvoirs attribués aux producteurs, aussi bien en Yougoslavie qu'en U.R.S.S., qu'en France sont théoriques et apparents.

Le processus d'abstraction concernant les décisions politiques, qui s'est produit au XIX siècle, se reproduit identique, sous nos yeux, au sujet des décisions économiques que l'on prétend confier à l'individu. C'est la même farce qui se reproduit. Toujours avec la prétention de fournir à l'homme une puissance dans sa relation avec l'État. Mais il faudrait commencer par comprendre que là où se trouve l'État moderne, les pouvoirs concédés à l'individu ne sont jamais que la concession d'une parfaite innocuité, pouvoir d'accéder à ce qui est bon pour l'État, celui-ci étant la somme de tout le bien social.

Quoi qu'il en soit, c'est cette participation au politique qui devient la prétention de ceux qui ne l'ont point, le critère de la dignité, de la personnalité, de la liberté. Les peuples colonisés deviennent enfin des peuples civilisés parce qu'ils entrent à l'O.N.U.; les Africains ont enfin une dignité parce qu'ils participent au pouvoir politique; et solennellement, les penseurs nous déclarent: « Ils accèdent à l'Histoire. » Car pour les penseurs, il n'y a pas d'Histoire, là où il n'y a pas de politique. Qui ne serait saisi par une telle profondeur de politisation! Quoi, l'immense aventure des Bantous ou la modification d'un continent par les Mandchous, ce n'est pas l'Histoire? Mauvaise plaisanterie. C'est bien la plus profonde conviction de notre temps: ces peuples entrent dans l'Histoire parce qu'ils commencent à adopter les structures étatiques et la vie politique de type occidental. Mais ce n'est pas cette incise qui compte; c'est la référence au politique. Maintenant enfin ils vont faire « entendre leur voix ».

Ce jugement positif, quelque peu exalté, contient sa contrepartie: la condamnation sévère des «apolitiques». Celui qui dans notre société se tient sur la réserve, ne participe pas aux élections, tient les débats politiques et les changements de constitution pour superficiels et sans véritable prise sur les véritables problèmes de l'homme, celui qui sait bien que la guerre d'Algérie l'atteint dans sa chair ou celle de ses enfants, mais ne croit pas que déclarations, motions et votes y changeront quoi que ce soit, celui-là sera jugé le plus sévèrement par tous. C'est le véritable hérétique de nos jours. Et la société l'excommunie comme l'Église médiévale le sorcier. Il est un pessimiste, un stupide (car il ne voit pas les relations très profondes et secrètes du jeu politique), un défaitiste qui se courbe devant la fatalité, un mauvais citoyen: assurément si tout va mal, c'est à cause de lui, car s'il faisait preuve de civisme, le vote serait revalorisé (il ne suffit pas de 80% des votants, non, il faut 100% !) et la démocratie serait effective! Les jugements pleuvent sur lui, autant jugements d'efficacité que jugements moraux, et même psychologiques (car l'apolitique est forcément un peu paranoïaque ou schizophrène). Enfin, condamnation dernière en notre temps: ce ne peut être qu'un réactionnaire.

Nous pressentons par là que le tout de l'homme est aujourd'hui jugé en fonction du politique, qui se trouve investi d'un valeur dernière. Tout est devenue politique, dans notre jugement, mais en plus le politique est affecté d'un signe ultime. Il reçoit un contenu global, et en plus, au-delà, il n'y a rien. Le politique ne peut être jugé que par le politique. On peut dire sans doute que la politique doit être au service de l'homme ou de l'économie, il n'en reste pas moins que c'est la grandeur de l'État, sa capacité à organiser, et la participation de l'homme à la collectivité par la voie politique qui sont les symboles derniers de notre temps, substitués aux symboles religieux.

Les oppositions politiques sont aujourd'hui ce qu'était au XVI siècle l'opposition entre chrétiens. Mais peut-être le fait de savoir si c’est vraiment le Christ qui nous sauve est-il finalement bien moins important que la conclusion d’un traité ou le choix entre le possibilisme et la révolution permanente…

Mais la vie de millions d’êtres en dépend ? Oui, parce que notre passion l’en fait dépendre. La nôtre, et la leur. Non, dans la réalité. Car les opposition politiques, les solutions politiques, les problèmes politiques, les forme politiques sont derniers, non pas en soi et par nature, mais par la gloire que nous leur attribuons, par l'importance prise en chacun de nous, par la passion dont nous frémissons chaque fois qu'approche de nous le sacrement politique, drapeau, chef, slogan... Et qui comporte, par là même, son ex-sécration. Nous disions qu'à la base se trouve la situation de fait d'un État en croissance, certes. Mais cet État n'a de pouvoirs que ceux reconnus par les sujets. Je ne dis pas: il est à la mesure de nos abandons. Bien plus, il est à la mesure de nos adhésions et de nos passions. Mais le remède auquel pensait Marx pour l'aliénation politique n'est plus applicable. Il ne suffit plus que l'homme dénie à l'État sa confiance et récuse son autorité pour que cet État paraisse un vain fantôme. Aujourd'hui la cristallisation des structures politiques, la croissance des moyens d'action de l'État, la création d'une nouvelle classe politique sont des phénomènes irréversibles pour autant qu'il y en ait, et qu'en tout cas nos sentiments ne peuvent modifier.

Ainsi nos passions ne peuvent que renforcer la politique, et jamais l'affaiblir. Engagés dans cette voie, nous sommes, pour survivre sans déchirement intérieur, sommés d'assigner aux conflits politiques un sens suprême et, procédant à l'inverse de ce qui fut toujours le cheminement de l'homme en ces matières, de sauter du politique épanoui dans le métaphysique, de cette histoire politisée dans une méta-histoire, sans miracle mais sans fin. D'ailleurs, présence consolante, expérience enviée par les hommes religieux, voici que l'homme retrouve grâce à la participation au politique la foi et la conversion. Ces élus perdus par les Églises sont recueillis par les partis, du moins ceux dignes de ce nom. La foi dans des fins accessibles à l’homme, dans l'amélioration de l'ordre social, dans l'établissement d'un ordre juste et pacifique et tout cela par le moyen politique, est peut-être une des caractéristiques les plus profondes, et probablement nouvelles, de notre société.

Parmi tant de définitions lapidaires de l'homme, deux se trouvent par là conjointes: l'homo politicus est de ce fait même homo religiosus. Et cette foi s'incarne dans des vertus actives - qui rendent jaloux les chrétiens. « Voyez comme ils sont pleins de dévouement, d'esprit de sacrifice, ces hommes passionnés, obsédés de politique. » On ne se demande pas si cela en vaut la peine. Ces témoins, parce qu'ils acceptent d'être voués, chargent de leur passion l'objet de leur service. Ainsi la patrie devient objet de culte par les millions de morts qui lui furent sacrifiés. Il fallait que ce soit la vérité, puisque tant acceptèrent (?) d'en mourir. Ainsi de l'État et de l'indépendance nationale, et de la victoire d'une idéologie politique...

Mais ceux qui acceptent d'être voués ne restent pas sans compensation et sans profit. Ils trouvent ici la communion qui a fui de partout ailleurs. C'est au niveau de l'action politique, et dans la Résistance, comme dans la solidarité bien connue des parlementaires entre eux, dans la cellule du P.C. ou dans les grands meetings solennels, énergiques, défendant la République, que l'homme connaît cette communion qui lui est indispensable, mais qu'il n'a plus dans sa famille, ni dans son quartier, ni dans son travail... un objectif commun, quelque grande pulsation populaire à quoi l'on participe, une camaraderie, un vocabulaire particulier, une explication du monde... Le politique apporte ensemble ces signes et ces joies, indispensables expressions de la communion. Tels sont, me semble-t-il, les aspects divers de la politisation, qui forme un tout. Mais encore nous reste-t-il à savoir si, politisé, l'homme n'est pas victime d'une mystification, et s'il ne s'engage pas dans une voie sans issue?

L'illusion politique, Lafond.

Indications de lecture :

Cf.


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