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Stéphane Lupasco      la mort est une potentialisation


    «Une autre question vient de ce qu’à partir de votre logique on peut déduire que la mort est une potentialisation…
S.L. : La mort n’existe pas parce que, dans la mort, le système vital et le système psychique basculent dans le système physique; celui-ci, en s’actualisant, potentialise cela. Si bien que la mort est ainsi impossible au sein de cette logique, dans la mesure où on l’accepte.
Et qu’en est-il avec la conscience ?
S.L. : Pour moi, la conscience est, à l’encontre de ce que l’on croit, la potentialisation de l’objet. En étant conscient de ce papier, je suis le siège de la potentialisation de ce papier. Tout ce qui est conscience est une potentialisation. Un exemple dans le système immunitaire qui est très amusant : un colibacille a besoin de sucre; à ce moment-là, il est conscient. Il est conscient du sucre à l’état potentiel et alors, il va actualiser cette potentialité consciencielle qui est le sucre et il va aller le chercher. Il y a d’autres exemples: une immunoglobuline est en présence d’un antigène; l’antigène, en tant qu’ennemi, occupe sa conscience; elle va donc donner l’ordre de création d’anticorps qui vont digérer l’antigène.
La conscience apparaît dans tous les domaines : psychique et érotique. Quand un animal ou un homme se trouve soumis à une pulsion sexuelle, sa conscience se meuble de la femelle pour un mâle, d’un mâle pour la femelle, etc… Ce qui va se passer, c’est précisément l’actualisation de cette conscience. Au moment où la conscience s’actualise, elle devient inconsciente. En effet, au fur et à mesure que la copulation se passe, la conscience de l’acte sexuel tombe dans le subconscient; elle ne disparaît pas, elle est subconsciente. L’actualisation est toujours subconsciente et c’est la potentialisation qui est consciente; à ce moment-là, dans ces conditions, dans la mesure où la potentialisation existe dans les phénomènes physiques mêmes, on peut dire qu’une pierre a une certaine conscience. Un grain de sable par exemple, qui potentialise l’univers par son actualisation, est un centre du monde. Un grain de sable, c’est un centre du monde, en tant qu’actualisation du grain de sable; eh bien, le monde tout autour, pour le grain de sable, c’est la conscience qu’il a du monde extérieur. Mais une conscience sans conscience de la conscience.
Alors, pour en revenir au problème que vous posiez, dans la mort, c’est le système vital qui actualise le système physique puisqu’il bascule, en tant que cadavre, dans les lois physico-chimiques; mais une auto-potentialisation parallèle est impliquée qui est la conscience de ce qu’il a été en tant que réceptacle. J’ai dit : si parmi vous, il y a des gens qui veulent se suicider, perdez cet espoir parce que vous ne mourrez pas; vous ne pourrez pas vous suicider!
Pour vous, l’existence a-t-elle un sens ?
S.L. : La question est très intéressante. Il y a trois significations selon les trois systématisations possibles…
Je demande s’il y a un sens qui englobe les trois termes de votre logique; autrement dit, votre logique parle de la structuration de l’énergie; mais l’énergie elle-même, qu’est-elle ?
S.L. : C’est un problème métaphysique qui dépasse l’expérience scientifique. L’énergie existe, mais son sens ?!…
Est-ce que tout ce qui existe rentre dans votre logique, ou bien existe-t-il des phénomènes qui n’y rentrent pas ?
S.L. : Oui, la question est très importante et je l’aborde dans mes livres. Tout ce qui est donné dans la conscience et dans l’inconscience, tout ce qui est existentiel, tout ce qui existe, est toujours défini « par rapport à »; l’hétérogénéité par rapport à l’homogénéité, la contradiction par rapport à la non-contradiction, etc. Les sensations se définissent également les unes par rapport aux autres. Mais il existe une expérience tout à fait singulière qui est l’affectivité, que je ne peux pas réduire à de l’énergie. L’affectivité n’est pas de l’énergie. Et si vous me demandez ce que c’est, je ne saurai vous répondre. L’affectivité EST. C’est précisément la seule donnée ontologique de notre expérience. J’ai mal à une dent. Vous allez me dire naturellement, si vous avez mal à une dent, c’est la dent qui vous fait mal. Je connais très bien quelle est la composition d’une dent; je connais très bien quel est le nerf qui me fait mal; mais entre la composition atomique, moléculaire de ma dent, et la douleur que j’éprouve, il n’y a pas de rapport. De même pour le plaisir : j’ai très soif; je prends un verre d’eau et j’éprouve un grand plaisir. Entre le plaisir que j’éprouve et l’eau qui passe dans mon gosier, il n’y a aucun rapport, il n’y a pas de relation, elle se suffit à elle-même ontologiquement. C’est difficile à comprendre.  L’affectivité n’est pas logique. Ni logique, ni illogique, elle est alogique. Elle est l’Etre même.
Il est bizarre d’arriver à un terme qui n’est pas énergétique, mais qui se manifeste pourtant énergétiquement.
S.L. : Le monde est très bizarre. Vous me posez une question métaphysique suprême, pourquoi l’énergie existe, etc… Chacun peut répondre à sa façon à ces questions. Mais l’affectivité est une donnée non énergétique qui se trouve dans des systèmes énergétiques…
Ce sont donc les systèmes énergétiques qui lui permettent de se manifester; mais quelle est la relation ?
S.L. : Comme je viens de l’expliquer, c’est la contradiction qui fait se manifester la donnée ontologique de la douleur. Quand un système est inhibé, ou dans un état de conflit, et puis cesse d’être dans cet état, il y a à ce moment-là une sensation de plaisir. Le plaisir et la douleur sont associés au contradictoire et au non-contradictoire, sans faire partie de l’énergie. La preuve en est que l’on peut faire disparaître l’affectivité par l’anesthésie; on ne sent rien. Là est le grand mystère. Que serait la destinée de l’homme et de l’animal s’il n’y avait pas la présence de l’affectivité ? C’est difficile à concevoir.
Il y a ici un parallélisme Leibnizien. Leibniz a été le seul à avoir émis la notion de parallélisme entre certaines données. Et là, il y a un parallélisme entre les phénomènes contradictoires et non-contradictoires provoquant la douleur ou le plaisir, et les phénomènes affectifs eux-mêmes. Mais le sens de ce parallélisme n’est pas du domaine de la science.

Extrait d’un entretien réalisé le 14 février 1987

Indications de lecture:

Voir Basarab Nicolescu. Stéphane Lupasco - L'homme et l'œuvre, Le Rocher, Monaco, 1999, en collaboration avec Horia Bădescu.

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