Textes philosophiques

Christian Pociello     les récits d'aventure


     On admettra volontiers que l'aventure, véritable mise à l'épreuve de la ruse et de l'intelligence du héros, n'est pas un thème littéraire nouveau. Qu'ils soient relations de découvertes, d'explorations ou de conquêtes coloniales, les récits auxquels elle donne lieu furent, de tout temps, investis d'une valeur humaine exemplaire et considérés comme des lectures vivement recommandées à la jeunesse des élites. Ce type de narration, qui possède ses structures invariantes, renoue avec d'antiques quêtes initiatiques et aussi, sans doute, avec d'anciens sacrifices de conjuration. Mais il connaît également, selon les cultures et les époques, certaines reformulations pertinentes. L'aventure moderne s'inscrit en effet dans un contexte original caractérisé, en période de crise, par une situation sociale et psychologique difficile où se trouve la jeunesse, et par le statut fondamentalement ambivalent que lui confèrent les adultes. On peut y voir à l'œuvre une sorte de célébration des vertus de la jeunesse – à laquelle, par un processus inédit d'inversion, on emprunte volontiers ses modèles – et, en même temps, l'expression d'une menace qu'elle ferait confusément peser sur les adultes socialement intégrés.

    Mais, à travers les changements actuels de leurs formes, on voit d'abord que la littérature d'aventures et les récits de voyages cèdent le pas devant les images-marchandises, et que le spectacle se substitue de plus en plus à la pratique. Que le marin devienne un skipper, que l'aventure africaine se réduise au raid Paris-Dakar, un tel glissement n'est pas insignifiant. Pour l'évasion, l'imagination en appelle au réalisme télévisuel des exploits, et l'émotion, pour s'exalter, exige des événements exceptionnels réalisés – et retransmis – en décors naturels.

    On peut par ailleurs s'étonner devant cet investissement incongru de la planète par des sportifs qui la prennent pour un gigantesque terrain d'aventures ou pour une sorte de parc récréatif. Les voici partant solitaires ou par petites escouades, mais armés des derniers perfectionnements technologiques, afin d'y réaliser des performances athlétiques ou acrobatiques. Dans ces expéditions qui tiennent de l'acte gratuit, ils n'ont d'autre but avéré que de mettre leur vie en péril – en ces lieux où l'homme est absent et où la nature est photogénique – avant de célébrer leurs prouesses à travers les images dramatisées de leur « survie ». Ce que l'on destine au grand public, sous couvert de lui faire partager le goût de l'aventure, c'est donc moins en fin de compte la profondeur d'une quête, l'émotion partagée, la rencontre avec l'Autre, que l'impact télé-émotionnel des images. Dans notre imaginaire, la figure du baroudeur explorant l'Orénoque le dispute désormais aux figures publicitaires de jeunes survivants regroupés en une horde errant dans un décor désertique et calciné de catastrophe postatomique. Entre l'imagerie insistante du Camel Trophy et celle des Gauloises blondes s'étend le registre sémiologique de l'aventure.

    On l'a dit, les livres d'images, les romans ou les récits d'explorations, d'aventures maritimes ou d'épopées coloniales furent considérés comme les lectures les plus éminemment édifiantes pour les enfants et les adolescents des classes entreprenantes. Avant Tintin, ce sont Ulysse, Télémaque ou Robinson, les personnages de Jules Verne ou de Joseph Conrad, Francis Garnier ou Savorgnan de Brazza, Mermoz ou Saint-Exupéry qui en furent les figures classiques et les héros renouvelés. […]

     Quelles qu'en soient les adaptations romanesques ou narratives, le mythe de l'aventure conserve des dimensions invariantes repérables. Dans la structure de ces récits, on relève toujours l'engagement dans l'inconnu, le passage difficile – parfois accidentel – d'un monde familier à un monde étranger et l'exposition à des risques mortels au cours d'épreuve, qui ponctuent le voyage. Dans l'aventure solitaire où l'on est soumis à sa seule volonté, il n'y a d'autres lois ou discipline que celles que l'on s'impose à soi-même. C'est là l'expression de l'autonomie fondamentalement recherchée du voyageur. Mais, face aux forces extérieures, écrasantes et indomptables de la nature, on est menacé, en permanence, de la sanction immanente : dans la série ininterrompue des choix décisifs, chaque erreur commise se paie immédiatement et au prix fort. Dans tous ces actes et récits, on trouve ainsi des transpositions parfaites de rituels d'initiation comportant souffrance et risques, suppression symbolique du père et transgression de ses interdits, convocations de son destin et défi à la mort aboutissant à une forme de renaissance. Le mythe de l'aventure a reproduit, sur différents registres de modes d'expression de la culture occidentale, l'épopée solitaire d'un héros avec sa métamorphose, ses conduites ordaliques, ses vicissitudes, ses gloires et ses tragédies.

     Les années 1980 furent ainsi la décennie tragique des sportifs aventuriers qui ne revinrent pas. Commencée avec les disparitions de Thierry Sabine, Philippe de Dieuleveult et Arnaud de Rosnay, l'hécatombe ne s'est pas achevée avec la mort de Jean-Marc Boivin lors d'un exercice à hauts risques réalisé, en exclusivité, pour l'émission « Ushuaia ». L'impact de ces morts exemplaires, longuement relatées par les médias à sensations, pose la question de leur signification profonde. Celles-ci ne sont réductibles ni à la fatalité – toujours invoquée en la circonstance –, ni à la « rapacité » des commanditaires, ni à l'inconscience de leurs victimes. On doit retenir également que certaines de ces perditions aventureuses – qui excitent l'imagination – furent enregistrées et sont désormais stockées dans les archives de la télévision comme témoignages de notre temps. On pourrait assimiler tous ces sportifs disparus en service commandés de l'aventure à des héros valeureux sacrifiés sur l'autel des exploits aventureux vécus par procuration."

L'aventure : pratiques et représentations, Universalia, Encyclopédie Universalis, 1992, p. 347-348.

Indications de lecture:

 

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