Textes philosophiques

Sartre      je n'ai pas eu d'aventure


     "Je n'ai pas eu d'aventures. Il m'est arrivé des histoires, des événements, des incidents, tout ce qu'on voudra. Mais pas des aventures. Ce n'est pas une question de mots; je commence à comprendre. II y a quelque chose à quoi je tenais plus qu'a tout le reste — sans m'en rendre bien compte. Ce n’était pas l’amour, Dieu non, ni la gloire, ni la richesse. C’était... Enfin je m’étais imaginé qu’à de certains moments ma vie pouvait prendre une qualité rare et précieuse. II n’était pas besoin de circonstances extraordinaires : je demandais tout juste un peu de rigueur. Ma vie présente n'a rien de très brillant : mais de temps en temps, par exemple quand on jouait de la musique dans les cafés, je revenais en arrière et je me disais : autrefois, à Londres, à Meknès, à Tokyo j'ai connu des moments admirables, j'ai eu des aventures. C'est ça qu'on m'enlève, à présent. Je viens d'apprendre, brusquement, sans raison apparente, que je me suis menti pendant dix ans. Les aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout ce qu'on raconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière. C'est à cette manière d'arriver que je tenais si fort.

Il aurait fallu d'abord que les commencements fussent de vrais commencements. Hélas ! Je vois si bien maintenant ce que j'ai voulu. De vrais commencements apparaissant comme une sonnerie de trompette, comme les premières notes d'un air de jazz, brusquement, coupant court à l’ennui, raffermissant la durée; de ces soirs entre les soirs dont on dit ensuite : « Je me promenais, c’était un soir de mai. » On se promène, la lune vient de se lever, on est oisif, vacant, un peu vide. Et puis d'un coup, on pense : « Quelque chose est arrivé ». N'importe quoi : un léger craquement dans l’ombre, une silhouette légère qui traverse la rue. Mais ce mince événement n'est pas pareil aux autres : tout de suite on voit qu'il est à l'avant d'une grande forme dont le dessin se perd dans la brume et on se dit aussi: « Quelque chose commence. »

Quelque chose commence pour finir : l’aventure ne se laisse pas mettre de rallonge; elle n'a de sens que par sa mort. Vers cette mort, qui sera peut-être aussi la mienne. Je suis entraîné sans retour. Chaque instant ne paraît que pour amener ceux qui suivent. A chaque instant je tiens de tout mon coeur : je sais qu'il est unique; irremplaçable — et pourtant je ne ferais pas un geste pour l’empêcher de s'anéantir. Cette dernière minute que je passe — à Berlin, à Londres — dans les bras de cette femme, rencontrée l’avant-veille — minute que j'aime passionnément, femme que je suis près d'aimer — elle va prendre fin, je le sais. Tout à l’heure je partirai pour un autre pays. Je ne retrouverai ni cette femme ni jamais cette nuit. Je me penche sur chaque seconde, j'essaie de l’épuiser; rien ne passe que je ne saisisse, que je ne fixe pour jamais en moi, rien, ni la tendresse fugitive de ces beaux yeux, ni les bruits de la rue, ni la clarté fausse du petit jour : et cependant la minute s’écoule et je ne la retiens pas, j'aime qu'elle passe. Et puis tout d'un coup quelque chose casse net. L'aventure est finie, le temps reprend sa mollesse quotidienne. Je me retourne; derrière moi, cette belle forme mélodique s’enfonce tout entière dans le passé. Elle diminue, en déclinant elle se contracte, à présent la fin ne fait plus qu'un avec le commencement. En suivant des yeux ce point d'or, je pense que j'accepterais — même si j'avais failli mourir, perdu une fortune, un ami — de revivre tout, dans les mêmes circonstances, de bout à bout. Mais une aventure ne se recommence ni ne se prolonge.

Oui, c'est ce que je voulais — hélas ! c'est ce que je veux encore. J'ai tant de bonheur quand une Négresse chante : quels sommets n'atteindrais-je point si ma propre vie faisait la matière de la mélodie.

L’idée est toujours là, innommable. Elle attend, paisiblement. A présent, elle a l’air de dire : « Oui ? C'est cela que tu voulais ? Eh bien, précisément c'est ce que tu n'as jamais eu (rappelle-toi : tu te dupais avec des mots, tu nommais aventure du clinquant de voyage, amours de filles, rixes, verroteries) et c'est ce que tu n'auras jamais — ni personne autre que toi. 

Mais pourquoi ? POURQUOI ? "

La Nausée (1938).

Indications de lecture:

      

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