Textes philosophiques

Teilhard de Chardin  Intensification de la recherche


    En analysant ci-dessus (p. 139-144) la structure en chaîne du complexe « économico-technico-scientifico-social » dont l'apparition caractérise une Socialisation parvenue à son point « équatorial » de renversement et de compression, nous signalions que, de par son fonctionnement même, le système sollicitait nos libertés vers des états organico-psychiques de plus en plus élevés. Sous ce rapport, la Noosphère en voie de resserrement polaire se comporte comme un corps qui rayonne, - le rayonnement étant formé par une énergie libre, dont il nous faut étudier un instant la nature et les métamorphoses.

     Initialement, l'Énergie libre ici considérée n'est rien autre chose que la quantité d'activité humaine (à la fois physique et psychique) rendue disponible par les deux progrès conjugués de l'entraide sociale et de la Mécanique. Comme j'ai eu l'occasion de le dire et de le redire en maintes occasions, rien n'est plus injuste, ni plus vain, que de protester et de lutter contre le chômage grandissant auquel nous conduit inexorablement la Machine. Sans les multiples automatismes qui se chargent de faire travailler « tout seuls » les divers organes de notre corps, aucun de nous, évidemment, n'aurait les « loisirs » de créer, d'aimer, de penser, - les soins de notre « métabolisme » nous absorbant tout entiers. Semblablement (et toute part faite aux troubles liés à l'utilisation d'une main-d'œuvre trop brusquement relâchée), comment ne pas voir que l'industrialisation toujours plus complète de la Terre n'est rien autre chose que la forme humano-collective d'un processus universel de vitalisation qui, dans ce cas comme dans tous les autres, ne tend, si nous savons nous y orienter convenablement, qu'à intérioriser et à libérer?

     En présence des torrents de puissance inutilisée déjà dégagés par la convergence (si peu avancée soit-elle cependant) de la masse humaine, un réflexe trop commun (geste absurde et contre nature!) est de rechercher à refouler ce déchaînement inquiétant. - Mais la véritable manœuvre n'est-elle pas plutôt de canaliser le flot suivant la pente où l'entraîne visiblement son inclination naturelle : je veux dire, dans le sens de la Recherche? A un degré très général, on peut (et même on doit) dire que la Recherche - celle-ci étant définie comme un effort tâtonnant pour découvrir sans cesse de meilleurs arrangements biologiques - représente une des propriétés fondamentales de la matière vivante. Prise maintenant plus strictement, à son sens habituel de tâtonnement réfléchi, la Recherche, encore, est nécessairement aussi vieille que l'éveil de la Pensée sur la Terre. Et cependant, considérée dans la plénitude généralisée et consciente de ses opérations, la Recherche (il est essentiel de s'en rendre compte) correspond à un développement tout à fait récent et extrêmement significatif de l'Hominisation.

     Dans ce cas, comme dans tant d'autres, je le sais, la lenteur des mouvements de la Vie risque de nous tromper et de nous endormir. Mais essayons seulement de saisir l'Humanité en deux points assez distants dans la durée pour faire apparaître la dérive générale du système. Ou, mieux encore, plaçons-nous successivement en deux points situés de part et d'autre d'une certaine phase, de virage rapide. C'est-à-dire comparons, du point de vue qui nous intéresse, l'état du monde tel qu'il est en ce moment avec celui où il se trouvait encore, par exemple, entre la Renaissance et la Révolution française. De ce rapprochement, deux évidences émergent, bien faites pour dessiller nos yeux.

     La première, c'est la subite et énorme importance (à la fois qualitative et quantitative) prise en moins de deux cents ans par le scientifico-technique dans le champ des activités humaines. Jusqu'aux approches du XIXe siècle, comme chacun sait, le savant restait encore, dans l'ensemble, l'être exceptionnel, le « curieux », que son « hobby » ou son rêve isole : un type sporadiquement distribué, et faiblement embrayé, sur la masse humaine. - Aujourd'hui, par contre, c'est par centaines de mille (et bientôt par millions) que les chercheurs se comptent, - non plus dispersés superficiellement et au hasard sur la surface du globe, mais fonctionnellement liés en un vaste système organique, indispensable désormais à la vie de la collectivité!

     Et la deuxième de ces évidences, c'est la coïncidence impressionnante entre un si remarquable établissement sur Terre du régime (de l'Âge !) de la Recherche, et le bond extraordinaire exécuté, juste à la même époque, par la Socialisation parvenue, comme je disais, aux approches de son point de renversement sur un autre hémisphère. Impossible d'en douter : ce n'est point par hasard si le nombre et l'inter-liaison des chercheurs croissent «exponentiellement » dans une Humanité en voie de concentration sur elle-même. Pris dans leurs racines, les deux phénomènes sont étroitement conjugués; ou plutôt ils ne font qu'un : en ce sens que la Recherche est bien vraiment (pour reprendre et renforcer mon expression de ci-dessus) la forme native et naturelle revêtue par l'Énergie Humaine à l'instant critique de la libération. Ainsi s'explique qu'autour de la Terre humaine, à mesure que progresse son unification, une atmosphère se forme, toujours plus dense et plus active, de préoccupations inventives et créatrices : vapeur d'abord inconsistante, on eût dit, et comme flottant à tout vent de caprice et de fantaisie, - mais milieu redoutablemeut irrésistible, en fait, à partir du moment où, saisi et tordu dans le tourbillon d'une aspiration puissante, il commence (ainsi que nous pouvons le constater de visu) à se reployer sur soi pour attaquer le Réel comme un seul dard, suivant une seule direction concertée, non seulement pour jouir ou savoir plus, mais pour être plus.

   (Paris, 4 août 1949) In tome 8, chap 5, "La place de l'homme dans la nature"

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