Textes philosophiques

Pierre Thuillier       savoir et pouvoir


  Maîtrise scientifique. Ces deux mots demandent peut-être à être médités... Et rapprochés des mots fameux de Bacon (le savoir et le pouvoir ne font qu’un) et de Descartes (l’homme doit devenir « comme maître et possesseur de la nature »). En d’autres termes, le « dessein » de la science ne serait pas pur : ce serait un dessein de puissance, de domination. Comme on pouvait prévoir, tous les historiens ne sont pas d’accord pour interpréter cette période fondamentale qui va du XIVème au XVIIème siècle. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que la science moderne est née dans une société dont les préoccupations étaient éminemment réalistes. Cela n’ôte rien, si l’on veut, aux qualités épistémologiques du nouveau savoir. Mais cela pourrait bien signifier que, d’emblée, la science moderne est indissociable de ses utilisations (utilisations pratiques, utilitaires au sens le plus matériel du mot, mais aussi idéologiques et culturelles). Il est d’ailleurs très curieux que les idéologues de service oublient fréquemment de rappeler que Galilée, le grand fondateur, était aussi un ingénieur passionné de mécanique ; qu’il était un inventeur actif, prenant des brevets et vendant ses idées ; et que l’une des deux « sciences » qu’il expose dans les Discorsi (1638) concerne prosaïquement la résistance des matériaux...

   Le professeur Hamburger, je sais bien, ne serait pas désarmé pour autant. Le progrès scientifique et le progrès technique, nous a-t-il expliqué, n’ont rien à voir avec leurs utilisations. Et l’étude de la résistance des matériaux, c’est bien évident, n’a donc rien à voir avec les besoins des arsenaux de Venise (auxquels Galilée fait pourtant explicitement allusion). Soit. Abandonnons donc le terrain de l’histoire ancienne et tournons-nous vers des scientifiques plus récents.

   Il apparaît alors, de façon répétée, que les scientifiques eux-mêmes manifestent des tendances impérialistes : c’est-à-dire un penchant évident à utiliser leurs savoirs scientifiques pour diriger les affaires humaines. Parmi bien d’autres, citons le biologiste Cyril Dean Darlington, qui, en 1948, déclarait sans détour : « le problème fondamental du gouvernement (des hommes) est un problème qui peut être traité par des méthodes biologiques exactes ». On en revient toujours là : la science et le pouvoir vont de pair. La science permet de dominer les choses et les hommes. Et ce n’est pas par hasard qu’il en est ainsi : mais parce que, dès le départ, la science moderne a été conçue comme un instrument d’action. La « science », il y a bien longtemps, a pu avoir pour fin essentielle de contempler l’ordre de l’univers. Tel était le sens du mot théorie. Mais la science de la société bourgeoise, comme l’ont bien vu Auguste Comte, Marx et bien d’autres, est une science orientée vers l’action, une science conquérante. Elle n’est pas toujours utilisée : mais toujours utilisable. Même la découverte des pulsars, apparemment tout à fait « pure », a servi à améliorer le guidage des missiles ... On ne saurait trop y insister : cette remarquable aptitude de la science moderne n’a rien de miraculeux - elle exprime simplement l’espèce de « projet social » qui, il y a quelques siècles, s’est entre autres concrétisé dans l’entreprise dite scientifique.

    Alors le professeur Hamburger peut bien enseigner que « l’attitude mentale d’un Pasteur ou d’un Claude Bernard, les exigences scientifiques dont nous avons hérité (...) représentent donc bien la plus révolutionnaire de toutes les aventures spirituelles survenues au cours du développement de l’homme ». En fait, l’aventure de la science occidentale n’est pas seulement une aventure « spirituelle », mais une aventure sociale, politique, culturelle. Elle implique toute une conception du monde, toute une philosophie politique, tout un programme d’action. Bien sûr, les résultats nous paraissent souvent « bons » : nous nous réjouissons d’avoir le téléphone, des moyens de transport efficaces, des médicaments, etc. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier que l’entreprise scientifique, vue historiquement et institutionnellement, est un instrument de pouvoir et de manipulation.

texte de 1979.

Indications de lecture :

cf. Technique et volonté de puissance. Science et philosophie. Voir Edgar Morin Science avec Conscience. Voir l'oeuvre de Jacques Ellul. Le début de cet extrait est donné sur le site, cf. texte précédent de P. Thuillier

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