Textes philosophiques 
  Roland Jaccard,   Sacher 
  Masoch              
  
  
  
  
  
  Séduction : la 
  femme cruelle, c’est le titre d’un court-métrage 
  que Monika Treut, la cinéaste allemande, vient de réaliser avec Elfi Mikesch, 
  chef opératrice des deux derniers films de Werner Schrœter. Le court-métrage 
  s’inspire d’une thèse de Monika Treut sur l’image de la femme chez 
  Sacher-Masoch. Le projet ne manque pas d’audace : rien ne semble plus 
  dangereux que de mettre en images le fantasme masochiste, cette Vénus aux 
  cheveux rouges, aux nerfs d’acier,  –  douée d’une volonté satanique, habillée 
  de fourrure et de diamants, et qui définit ainsi sa nature : « Chacun a besoin 
  d’un être qu’il tourmente. Les uns ont un chien, moi j’ai un amoureux. » Qui 
  n’a pas rêvé sur les noms de Wanda, de Warwara Pagadine ou d’Anna von Kossow, 
  ces héroïnes d’origine slave dont les frasques, relatées par leur 
  romancier-esclave, fascinèrent la France mais firent frémir d’horreur 
  l’Autriche et l’Allemagne qui ne virent là que « folies dignes des communistes 
  et des nihilistes » ? La femme, vue à travers les yeux d’un lecteur hâtif de 
  Sacher-Masoch, n’est qu’une « batteuse d’hommes », un objet sexuel, actif 
  parce que sachant manier le fouet, mais tout de même rien qu’un objet sexuel. 
  L’archétype c’est La Vénus à la fourrure, l’héroïne masochienne par 
  excellence. 
       Les quelques titres réédités aujourd’hui, La Dame blanche, La Femme 
  séparée, La Mère de Dieu, La Pêcheuse d’âmes, laissent entrevoir que la 
  littérature obsessionnelle de l’écrivain galicien décline d’autres identités, 
  apparemment plus sages, mais non moins troublantes. Et si L’Amour de 
  Platon, traduit pour la première fois en français, peut apparaître comme 
  une tentative de sortir de l’obsession masochiste, c’est une évasion qui 
  prépare un nouvel enfermement. 
       On imagine que le masochiste idéalise la femme, qu’elle est sacrée reine 
  et parée de toutes les vertus. C’est oublier que Leopold von Sacher-Masoch 
  était un lecteur assidu de Schopenhauer, il lui empruntait des réflexions 
  misogynes (« Le sexe court de taille, étroit d’épaules, large de hanches, aux 
  jambes torses, ne pouvait être nommé beau que par notre sexe à nous, que les 
  sens aveuglent ») et les mettait dans la bouche de ses personnages. 
       Lecteur de Schopenhauer Sacher-Masoch bâtit ses châteaux de la perversion 
  dans un monde qu’il juge infernal. À l’origine, il y a cette réfutation de 
  Leibniz : le monde dans lequel nous vivons n’est pas le meilleur des mondes 
  possibles. Le monde, tel que l’envisage Sacher-Masoch, est un « legs de Cain », 
  il est placé sous le signe du mal, du crime, de la malédiction, de la 
  culpabilité. « La nature, écrit-il, nous a donné la destruction comme moyen 
  d’existence. » 
       La première destruction, la première guerre, c’est celle que l’homme 
  engage contre la femme, et réciproquement : « Ils oublient leur hostilité 
  native dans un court moment de vertige et d’illusion pour se séparer de 
  nouveau, plus ardents que jamais au combat. » 
       Comment éviter la destruction ? En ayant recours à la « perversion 
  idéaliste », cette maladie dont est atteint le comte Henryk dans L’Amour 
  de Platon. À travers quelques lettres à sa mère, le comte Henryk, 
  surnommé Platon par ses amis, avoue la haine que lui inspirent les femmes, 
  l’attirance mêlée de répulsion qu’il éprouve en leur compagnie : elles sont 
  incapables d’amour spirituel. Un soir, il croise une riche Moscovite ; comme 
  il ne veut pas l’aimer, elle lui propose de rencontrer son frère, ce dernier 
  ne se montrera pas et se contentera au début d’être une voix, la voix 
  d’Anatole. Ce roman est une sorte de court-métrage où Werther se serait laissé 
  filmer par Andy Warhol : chaque lettre du fils à sa mère ressasse la même 
  obsession, la peur des femmes, l’horreur de tout contact physique. 
       Comment surmonter la crainte ? Par la mise en scène. Comment surmonter la 
  répulsion ? Par la violence. Mais une violence légitimée par le pacte que 
  signent les deux partenaires. À la loi, le héros de Sacher-Masoch substitue le 
  contrat qui lie l’homme à la femme, à la mère, mais exclut le père. Dans sa 
  présentation de Vénus à la fourrure, Gilles Deleuze écrivait : 
  « Quand le supplice se porte sur le héros lui-même, sur le fils ou l’amoureux, 
  sur l’enfant, nous devons conclure que ce qui est battu, ce qui est abjuré et 
  sacrifié, ce qui est expié rituellement, c’est la ressemblance au père... ». 
       L’idéal féminin de Sacher-Masoch, ce n’est pas seulement la femme au 
  fouet, mais la femme qui ignore la loi du père, celle qui se révèle capable de 
  vivre au-dessus des préjugés, celle qui a une volonté, un but, même s’il est 
  criminel. 
       Son idéal, c’est la femme qui a le sens du jeu, de la mise en scène, qui 
  sait se déguiser en homme pour le séduire, comme dans L’Amour de Platon. 
  Ou encore la femme qui incarne un fantasme à la fois érotique et littéraire. 
  Sacher-Masoch encourageait les femmes qui l’entouraient à écrire, parfois même 
  il favorisait leur carrière littéraire. Si cette femme n’a ni le sens du jeu 
  ni le goût de l’art, elle doit aimer le risque : elle doit être androgyne et 
  nihiliste, ou voluptueuse et criminelle, meneuse d’une bande de brigands comme 
  la « hyène de la Puszta », dont le destin est raconté par Masoch dans 
  l’extraordinaire nouvelle du recueil La Dame blanche. 
       Tous les livres réédités aujourd’hui offrent une variation sur le thème 
  de la Vénus souveraine ; mais en proposant son archétype de la femme, 
  Sacher-Masoch renverse l’échelle des valeurs, il crée une échelle du désir, 
  une échelle de la transgression où se retrouvent toutes les figures féminines 
  dans un ordre opposé à celui des valeurs habituelles. 
       Tout en bas de l’échelle de Sacher-Masoch se trouve l’épouse, la femme 
  estimée, comparable à un fonctionnaire à qui le gouvernement aurait assuré un 
  emploi inamovible, mais chichement rétribué. À un degré au-dessus se tient la 
  femme adultère. Elle s’est affranchie du carcan mais elle veut encore sauver 
  la face : « Aujourd’hui, elle se sent forcée de tromper, et lorsqu’elle a 
  trompé une fois, elle sera, comme un banqueroutier ou un faussaire, obligée de 
  continuer à tromper pour se maintenir sur l’eau. » 
       Sacher-Masoch condamne la femme adultère qui pratique « la tromperie 
  calculée et exécutée journellement » ; en miroir, il loue la « femme 
  séparée », celle qui ose se séparer de son mari pour vivre librement ses 
  liaisons amoureuses. Tout en haut de cette échelle, Sacher-Masoch place 
  l’Amazone, la femme surgie de nulle part, qui ne craint pas les jugements 
  d’autrui, ne dépend ni du père, ni du mari, ni de l’amant ; elle est la femme 
  souveraine, qui signe avec les hommes des contrats à durée déterminée. 
       Le plus curieux des livres réédités est La Femme séparée, où 
  Julian le masochiste entreprend de faire l’éducation d’Anna, la femme faible, 
  dépendante, Inconstante dans ses entreprises et soumise aux préjugés, pour en 
  faire une Wanda qui ne « vit que pour ses caprices, que pour ses 
  fantaisies,... qui se joue de lui et qui dévore sa vie comme un vampire. » 
       Chez Sacher-Masoch, l’esclave éduque le maître. Le contrat est d’abord un 
  contrat d’apprentissage. La violence permet la rédemption et le vice y est, 
  comme dirait Cioran, « une envolée de la chair hors de sa fatalité. » 
       Le Monde, 13 décembre 1991. 
  
    Indications de lecture:
  
    Voir la leçon 
    Les formes du plaisir 
   
  
  
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