Textes philosophiques

Maurice Merleau-Ponty     les couleurs sont des "vécus


    « Le bleu semble « céder à notre regard » dit Goethe. Au contraire, le rouge « s’enfonce dans l’oeil » dit encore Goethe. Le rouge « déchire », le jaune est « piquant » dit un malade de Goldstein. D’une manière générale on a d’un côté avec le rouge et le jaune « l’expérience d’un arrachement, d’un mouvement qui s’éloigne du centre », d’un autre côté avec le bleu et le vert celle du « repos et de la concentration ». [...] La couleur, avant d’être vue, s’annonce alors par l’expérience d’une certaine attitude du corps qui ne convient qu’à elle et la détermine avec précision : « il y a un glissement de haut en bas dans mon corps, ce ne peut donc pas être du vert, ce ne peut être que du bleu ; mais en fait je ne vois pas de bleu » dit un sujet. Et un autre : « J’ai serré les dents et je sais par là que c’est du jaune ». Si l’on fait croître peu à peu un stimulus lumineux à partir d’une valeur subliminale, il y a d’abord expérience d’une certaine disposition du corps et soudain la sensation se continue et « se propage dans le domaine visuel ». [...] Ainsi avant d’être un spectacle objectif la qualité se laisse reconnaître par un type de comportement qui la vise dans son essence et c’est pourquoi dès que mon corps adopte l’attitude du bleu j’obtiens une quasi‑présence du bleu. Il ne faut donc pas se demander comment et pour quoi le rouge signifie l’effort ou la violence, le vert le repos et la paix, il faut réapprendre à vivre ces couleurs comme les vit notre corps, c’est‑à‑dire comme des concrétions de paix ou de violence. Quand nous disons que le rouge augmente l’amplitude de nos réactions, il ne faut pas l’entendre comme s’il s’agissait là de deux faits distincts, une sensation de rouge et des réactions motrices, ‑ il faut comprendre que le rouge, par sa texture que notre regard suit et épouse, est déjà l’amplification de notre être moteur. Le sujet de la sensation n’est ni un penseur qui note une qualité, ni un milieu inerte qui serait affecté ou modifié par elle, il est une puissance qui connaît un certain milieu d’existence ou se synchronise avec lui. Les rapports du sentant et du sensible sont comparables à ceux du dormeur et de son sommeil : le sommeil vient quand une certaine attitude volontaire reçoit soudain du dehors la confirmation qu’elle attendait. Je respirais lentement et profondément pour appeler le sommeil et soudain [...] le sommeil visé jusque‑là comme signification, se fait soudain situation. De la même manière je prête l’oreille ou je regarde dans l’attente d’une sensation, et soudain le sensible prend mon oreille ou mon regard, je livre une partie de mon corps, ou même mon corps tout entier à cette manière de vibrer et de remplir l’espace qu’est le bleu ou le rouge. Comme le sacrement non seulement symbolise sous des espèces sensibles une opération de la Grâce, mais encore est la présence réelle de Dieu, la fait résider dans un fragment d’espace et la communique à ceux qui mangent le pain consacré s’ils sont intérieurement préparés, de la même manière le sensible a non seulement une signification motrice et vitale mais n’est pas autre chose qu’une certaine manière d’être au monde qui se propose à nous d’un point de l’espace, que notre corps reprend et assume s’il en est capable, et la sensation est à la lettre une communion. »

 Phénoménologie de la perception, Tel 1978, p. 243‑245.]

Indications de lecture:

 

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