Textes philosophiques

Georges Canguilhem      le médecin a affaire à l'individu


   "Pour le médecin, c'est là une chose très importante. C'est à l'individu qu'il a toujours affaire. Il n'est point de médecin du type humain, de l'espèce humaine ». Le problème théorique et pratique devient donc d'étudier « les rapports de l'individu avec le type ». Ce rapport paraît être le suivant : « La nature a un type idéal en toute chose, c'est positif ; mais jamais ce type n'est réalisé. S'il était réalisé, il n'y aurait pas d'individus, tout le monde se ressemblerait. » Le rapport qui constitue la particularité de chaque être, de chaque état physiologique ou pathologique est « la clef de l'idiosyncrasie, sur laquelle repose toute la médecine ». Mais ce rapport, en même temps qu'il est clef, est aussi obstacle. L'obstacle à la biologie et à la médecine expérimentale réside dans l'individualité. Cette difficulté ne se rencontre pas dans l'expérimentation sur les êtres bruts, Et Claude Bernard de recenser toutes les causes, liées au fait de l'individualité, qui altèrent, dans l'espace et le temps, les réactions de vivants apparemment semblables à des conditions d'existence apparemment identiques.

     Malgré le prestige de Claude Bernard sur les esprits des médecins et des physiologistes, nous n'hésiterons pas à formuler, concernant les réflexions ci-dessus rapportées, quelques remarques restrictives. La reconnaissance des existants individuels, atypiques, irréguliers, comme fondement du cas pathologique, est, en somme, un assez bel hommage, involontaire, à la perspicacité de Bichat. Mais ce qui empêche cet hommage d'être entier c'est la croyance à une légalité fondamentale de la vie, analogue à celle de la matière, croyance qui ne témoigne pas nécessairement de toute la sagacité qu'on lui reconnaît usuellement. Car enfin, affirmer que la vérité est dans le type mais la réalité hors du type, affirmer que la nature a des types mais qu'ils ne sont pas réalisés, n'est-ce pas faire de la connaissance une impuissance à atteindre le réel et justifier l'objection qu'Aristote faisait autrefois à Platon : si l'on sépare les Idées et les Choses, comment rendre compte et de l'existence des choses et de la science des Idées ? Mieux encore, voir dans l'individualité « un des obstacles les plus considérables de la biologie et de la médecine expérimentale » n'est-ce pas une façon assez naïve de méconnaître que l'obstacle à la science et l'objet de la science ne font qu'un ? Si l'objet de la science n'est pas un obstacle à surmonter, une « difficulté » au sens cartésien, un problème à résoudre, que sera-t-il donc ? Autant dire que la discontinuité du nombre entier est un obstacle à l'arithmétique. La vérité est que la biologie de Claude Bernard comporte une conception toute platonicienne des lois, alliée à un sens aigu de l'individualité. Comme l'accord ne se fait pas entre cette conception-là et ce sentiment-ci, nous sommes en droit de nous demander si la célèbre « méthode expérimentale » ne serait pas un simple avatar de la métaphysique traditionnelle, et si nous cherchions des arguments pour soutenir cette proposition nous les trouverions d'abord dans l'aversion, bien connue, de Claude Bernard, pour les calculs statistiques, dont on sait quel rôle ils jouent depuis longtemps en biologie. Cette aversion est un symptôme de l'incapacité à concevoir le rapport de l'individu au type autrement que comme celui d'une altération à partir d'une perfection idéale posée comme essence achevée, avant toute tentative de production par reproduction".

La Connaissance de la vie, Vrin.

Indications de lecture:

cf. leçon Sur le normal et le pathologique.

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z.


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com