Textes philosophiques

Georges Canguilhem      l'anomalie prise comme différence de vie


   "Nous nous demanderons maintenant si, en considérant la vie comme un ordre de propriétés, nous ne serions pas plus près de comprendre certaines difficultés insolubles dans l'autre perspective. En parlant d'un ordre de propriétés, nous voulons désigner une organisation de puissances et une hiérarchie de fonctions dont la stabilité est nécessairement précaire, étant la solution d'un problème d'équilibre, de compensation, de compromis entre pouvoirs différents donc concurrents. Dans une telle perspective, l'irrégularité, l'anomalie ne sont pas conçus comme des accidents affectant l'individu mais comme son existence même. Leibniz avait baptisé ce fait « principe des indiscernables » plus qu'il ne l'avait expliqué, en affirmant qu'il n'y a pas deux individus semblables et différant simplement solo numero. On peut comprendre à partir de là que si les individus d'une même espèce restent en fait distincts et non interchangeables c'est parce qu'ils le sont d'abord en droit. L'individu n'est un irrationnel provisoire et regrettable que dans l'hypothèse où les lois de la nature sont conçues comme des essences génériques éternelles. L'écart se présente comme une « aberration » que le calcul humain n'arrive pas à réduire à la stricte identité d'une formule simple, et son explication le donne comme erreur, échec ou prodigalité d'une nature supposée à la fois assez intelligente pour procéder par voies simples et trop riche pour se résoudre à se conformer à sa propre économie. Un genre vivant ne nous paraît pourtant un genre viable que dans la mesure où il se révèle fécond, c'est-à-dire producteur de nouveautés, si imperceptibles soient-elles à première vue. On sait assez que les espèces approchent de leur fin quand elles se sont engagées irréversiblement dans des directions inflexibles et se sont manifestées sous des formes rigides. Bref, on peut interpréter la singularité individuelle comme un échec ou comme un essai, comme une faute ou comme une aventure. Dans la deuxième hypothèse, aucun jugement de valeur négative n'est porté par l'esprit humain, précisément parce que les essais ou aventures que sont les formes vivantes sont considérés moins comme des êtres référables à un type réel préétabli que comme des organisations dont la validité, c'est-à-dire la valeur, est référée à leur réussite de vie éventuelle. Finalement c'est parce que la valeur est dans le vivant qu'aucun jugement de valeur concernant son existence n'est porté sur lui. Là est le sens profond de l'identité, attestée par le langage, entre valeur et santé; valere en latin c'est se bien porter. Et dès lors le terme d'anomalie reprend le même sens, non péjoratif, qu'avait l'adjectif correspondant anomal, aujourd'hui désuet, utilisé couramment au XVIIIe siècle par les naturalistes, par Buffon notamment, et encore assez tard dans le XIXe siècle par Cournot. Une anomalie c'est étymologiquement une inégalité, une différence de niveau. L'anomal c'est simplement le différent.

La Connaissance de la vie, Vrin.

Indications de lecture:

cf. leçon Sur le normal et le pathologique.

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