Textes philosophiques

Georges Canguilhem      du normal/anormal, au sain/pathologique


  Toujours est-il qu'en individualisant la norme et le normal nous semblons abolir les frontières entre le normal et le pathologique. Et par là nous semblons renforcer la vitalité d'un lieu commun d'autant plus fréquemment invoqué qu'il présente l'avantage inappréciable de supprimer en fait le problème, sous couleur de lui donner une solution. Si ce qui est normal ici peut être pathologique là, il est tentant de conclure qu'il n'y a pas de frontière entre le normal et le pathologique. D'accord, si l'on veut dire que d'un individu à l'autre la relativité du normal est la règle. Mais cela ne veut pas dire que pour un individu donné la distinction n'est pas absolue. Quand un individu commence à se sentir malade, à se dire malade, à se comporter en malade, il est passé dans un autre univers, il est devenu un autre homme. La relativité du normal ne doit aucunement être pour le médecin un encouragement à annuler dans la confusion la distinction du normal et du pathologique. Cette confusion se pare souvent du prestige d'une thèse essentielle dans la pensée de Cl. Bernard selon laquelle l'état pathologique est homogène à l'état normal dont il ne constitue qu'une variation quantitative en plus ou en moins. Cette thèse positiviste, dont les racines remontent par-delà le XVIIIe siècle et le médecin écossais Brown jusqu'à Glisson et aux premières esquisses de la théorie de l'irritabilité, a été vulgarisée avant Cl. Bernard par Broussais et Auguste Comte. En fait, si l'on examine le fait pathologique dans le détail des symptômes et dans le détail des mécanismes anatomo-physiologiques, il existe de nombreux cas où le normal et le pathologique apparaissent comme de simples variations quantitatives d'un phénomène homogène sous l'une et l'autre forme (la glycémie dans le diabète, par exemple).

     Mais précisément cette pathologie atomistique, si elle est pédagogiquement inévitable, reste théoriquement et pratiquement contestable. Considéré dans son tout, un organisme est « autre » dans la maladie et non pas le même aux dimensions près (le diabète doit être tenu pour une maladie de la nutrition où le métabolisme des glucides dépend de facteurs multiples coordonnés par l'action en fait indivisible du système endocrinien; et d'une façon générale les maladies de la nutrition sont des maladies de fonctions en rapport avec des vices du régime alimentaire). C'est ce que reconnaît en un sens Leriche : « La maladie humaine est toujours un ensemble... Ce qui la produit touche en nous, de si subtile façon, les ressorts ordinaires de la vie que leurs réponses sont moins d'une physiologie déviée que d'une physiologie nouvelle. » Il paraît possible de répondre maintenant avec quelque chance de clarté aux questions posées en tête de ces considérations. Nous ne pouvons pas dire que le concept de « pathologique » soit le contradictoire logique du concept de « normal », car la vie à l'état pathologique n'est pas absence de normes mais présence d'autres normes. En toute rigueur, « pathologique » est le contraire vital de « sain » et non le contradictoire logique de normal. Dans le mot français « a-normal », le préfixe a est pris usuellement dans un sens de privation alors qu'il devrait l'être dans un sens de distorsion. Il suffit pour s'en convaincre de rapprocher le terme français des termes latins : abnormis, abnormitas; des termes allemands : abnorm, Abnormität ; des termes anglais : abnormal, abnormity. La maladie, l'état pathologique, ne sont pas perte d'une norme mais allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures ou dépréciées du fait qu'elles interdisent au vivant la participation active et aisée, génératrice de confiance et d'assurance, à un genre de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d'autres. On pourrait objecter, et du reste on l'a fait, qu'en parlant d'infériorité et de dépréciation nous faisons intervenir des notions purement subjectives. Et pourtant il ne s'agit pas ici de subjectivité individuelle, mais universelle. Car s'il existe un signe objectif de cette universelle réaction subjective d'écartement, c'est-à-dire de dépréciation vitale de la maladie, c'est précisément l'existence, coextensive de l'humanité dans l'espace et dans le temps, d'une médecine comme technique plus ou moins savante de la guérison des maladies.

La Connaissance de la vie, Vrin.

Indications de lecture:

cf. leçon Sur le normal et le pathologique.

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z.


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com