Textes philosophiques

Krishnamurti          observation d'autrui et lucidité


        Elle était avec un groupe de personnes qui étaient venues discuter de quelque grave sujet. Elle avait dû venir par simple curiosité, ou peut-être entraînée par un ami. Bien vêtue, son attitude était empreinte de dignité, et elle était manifestement consciente de sa beauté et de son élégance, consciente de son corps, de ses regards, de ses cheveux et de l'impression qu'elle faisait sur les autres. Ses gestes étaient étudiés, et de temps en temps elle prenait une pose qu'elle avait certainement dû travailler avec application. Elle semblait bien décidée à ne jamais se départir, quoi qu'il arrivât, de cette attitude qu'elle devait cultiver depuis longtemps. Les autres se mirent à parler de choses graves, et pendant une bonne heure ou plus elle garda cette pose. On voyait parmi tous ces visages graves et ardents cette jeune femme élégante et consciente de sa personne qui désirait comprendre ce qui se disait et participer à la conversation ; mais elle se taisait. Elle désirait montrer qu'elle aussi était au courant du problème qui était débattu, mais on lisait un grand étonnement dans ses yeux, car elle était incapable de prendre part à une conversation sérieuse. Et bientôt elle reprit son attitude distante et sa pose soigneusement étudiée. Elle s'appliquait à tuer systématiquement toute spontanéité en elle.

     Tout le monde cultive une pose. Il y a la démarche et la pose du businessman prospère, le sourire de celui qui est arrivé ; il y a la pose et les attitudes de l'artiste; il y a la pose de la discipline respectueuse, et la pose de l'ascèse rigoureuse. Tout comme cette jeune femme snob, l'homme soi-disant religieux prend une pose, celle de la disci­pline intérieure qu'il a systématiquement entretenue par ses refus et ses sacrifices. Elle sacrifie sa spontanéité pour l'effet, et lui s'immole pour atteindre un but. Tous deux ont le souci d'un résultat, quoi qu’à des niveaux différents; et bien qu'on puisse considérer que l'attitude l'homme religieux est sur le plan social plus bienfaisante que de la jeune mondaine, ces deux attitudes sont, quant au fond, identiques, et l'une n'est pas supérieure à l'autre. Aucun des deux n’est intelligent, tous deux font preuve d'un esprit borné. Un esprit borné est toujours borné; il ne peut pas s'enrichir. Qu'un tel esprit cherche à s'orner ou à acquérir des vertus ne change rien à son étroitesse, le médiocre ne peut acquérir que de la médiocrité, et un esprit superficiel ne pourra jamais acquérir de la profondeur. Le laid ne peut pas devenir beau. Le dieu d'un esprit médiocre est un dieu médiocre. Un esprit peu profond ne peut devenir insondable en se parant de connaissances et de belles phrases, en citant les grands sages ou en se donnant des airs. Les ornements, les parures, intérieures ou extérieures, ne donnent pas de la profondeur à l'esprit; et c'est cette profondeur insondable de l'esprit qui donne de la beauté, non les joyaux ou les vertus acquises. Pour que la beauté apparaisse, l'esprit doit prendre conscience lucidement et sans choix, de sa propre médiocrité; il faut une lucidité silencieuse et vigilante d'où toutes les comparaisons ont été entièrement bannies.

     La pose étudiée de la jeune femme et la pose disciplinée du soi-disant ascète sont toutes deux les résultats déformés d'un esprit médiocre, car elles sont toutes deux contraires à la spontanéité qui est essentielle. La jeune femme et l'ascète ont tous deux peur du spontané, car il les révèle à eux-mêmes et aux autres tels qu'ils sont ; tous deux s'efforcent de le détruire, et leur succès se mesure au degré de ressemblance avec le modèle ou la conclusion qu'ils ont choisis. Mais la spontanéité est la seule clé qui ouvre la porte de ce qui est. La réponse spontanée découvre l'esprit tel qu'il est; mais ce qui est découvert est immédiatement orné ou détruit, et ainsi la spontanéité cesse. Tuer la spontanéité est le fait d'un esprit médiocre, qui se met alors à décorer l'extérieur, à quelque niveau que ce soit; et cette ornementation est le culte de soi-même. Ce n'est que dans la spontanéité, dans la liberté, qu'il peut y avoir découverte. Un esprit discipliné ne peut pas découvrir; il peut fonctionner effectivement et, partant, impitoyablement, mais il ne peut pas découvrir l'insondable. C'est la peur qui crée la résistance appelée discipline; mais la découverte spontanée de la peur est libération de la peur. La conformité à un modèle, à quelque niveau que ce soit, est la peur, qui n'engendre que conflit, confusion et antagonisme; mais un esprit qui est en révolte n'est pas délivré de la peur, car le contraire ne peut jamais connaître le spontané, le libre.

       Sans la spontanéité, il ne peut y avoir connaissance de soi. Sans la connaissance de soi, l'esprit est façonné par les influences passagères. Ces influences passagères peuvent rétrécir ou élargir l'esprit, mais il se trouve toujours dans la sphère de l'influence. Ce qui est assemblé peut être désuni, et ce qui n'est pas assemblé ne peut être connu que par la connaissance de soi. Le moi est un assemblage, et ce n'est qu'en désassemblant le moi que ce qui ne résulte pas de l'influence, ce qui n'a pas de cause, peut être connu.

Commentaires sur la Vie, tome ,  Buchet-Chastel , p. 141-143.    

Indications de lecture:

 Voir Comprendre autrui, part C.

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